Libretto by JEAN RICHEPIN, after his play
LE FLIBUSTIER ACTE TROISIÈME SCÈNE PREMIÈRE LEGOËZ, PIERRE, JANIK, MARIE-ANNE Au lever du rideau, Legoëz, Janik et Marie-Anne sont dans la même attitude qu'au début du premier acte. Pierre se promène de long en large. LEGOËZ, regardant la mer, puis les gens. Un fameux temps! La mer au large est un peu grise; Mais c'est bon pour la pêche, avec deux doigts de brise. (Voyant qu'on se tait, à part.) Allons, j'ai beau parler, personne ne répond. Cargaison de muets! Motus dans l'entrepont. (A haute voix.) Ah! çà, vous avez donc bien peur d'user vos langues, Vous autres? (A Pierre.) Toi, tu vas, là, tu roules, tu tangues! Eh! bon Dieu! file-moi du câble à ton bossoir, Et jette l'ancre, c'est-à-dire viens t'asseoir. (A Janik, qui s'absorbe dans son travail de dentelière.) Et toi, fillette, tu te crèves les prunelles Sur ton travail. Au moins, chante des ritournelles, Comme autrefois. JANIK Je n'ai plus le cœur aux chansons. LEGOËZ Mais enfin, tous, à quoi pensez-vous? JANIK, timidement. Nous pensons... MARIE-ANNE Au pauvre diable. LEGOËZ Encor! C'est donc une gageure! Vouloir que ce forban, ce gueux... JANIK Puisqu'on te jure Qu'il était innocent. LEGOËZ Innocent! C'est trop fort. MARIE-ANNE J'ai raconté la chose à Pierre, et sans effort Il a compris. PIERRE C'est vrai. La seule destinée Fut coupable. JANIK, à son grand-père. Tu vois! LEGOËZ, se levant. Tu n'es qu'une obstinée. (A Marie-Anne qui fait un geste.) Vous aussi. Quant à Pierre, il est trop bon, vraiment. (Coupant la parole à tous qui veulent insister.) Non, laissez-moi tranquille avec ce garnement. Je l'ai chassé, maudit. Il a ce qu'il mérite. Tant plus on le défend, tant plus cela m'irrite. Et si vous ne pouvez parler que de cela, Eh bien! vous faites mieux de vous taire, voilà! (A son tour il se met à marcher en long et en large, au milieu du silence général; puis, s'arrêtant soudain.) Bon! maintenant, c'est moi la barque démarrée Qui va de long en large au gré de la marée! Et je viens! Et je vire!... Ah! c'est trop bête, aussi! Peste soit du coquin qui nous met en souci Quand nous devrions tous avoir le cœur en fête! Quoi! L'absent nous arrive, avec fortune faite, Comme dans ta chanson, hein! Janik, tu m'entends! Nous n'aurions plus qu'à rire et prendre du bon temps; Lui, boire à ses amours, et nous, à sa vaillance; Et nous nous regardons en vrais chiens de faïence. Dire que c'est sa faute, à ce voleur de nom! Et l'on veut qu'à présent je lui pardonne!... Oh! non! Et l'espérer, c'est la démence des démences. Car je prétends... JANIK Tu vois, c'est toi qui recommences. LEGOËZ Eh bien! J'ai tort. Parlons d'autre chose, en effet. Tiens, redis nous plutôt, toi, comment il se fait Que tu cherchas fortune aux mines du Mexique, Et que, parti marin, tu nous reviens... cacique? PIERRE Je vognais sur un bout d'aviron, quand passa Ce navire anglais. LEGOËZ Hon! Je n'aime pas bien ça, Anglais! PIERRE Il m'a sauvé la vie. LEGOËZ Oui, je l'accorde. N'importe! Ces Anglais, gens de sac et de corde. PIERRE Enfin, Anglais ou non, ils m'avaient repêché. C'étaient des chercheurs d'or. Avec eux j'ai cherché. Une vie à nom gré, vaillante, aventureuse, Libre surtout. Je n'en sais pas de plus heureuse. Un pays! Du nouveau partout, à chaque pas! Et des rochers! Un sol... LEGOËZ Il ne me plairait pas. Des rochers! Des rochers! Se peut-il qu'on préfère Des rochers (Montrant la mer.) à ça? PIERRE Mais... LEGOËZ L'eau, voilà mon affaire. Et tes montagnes, peuh! PIERRE Avec des mines d'or. MARIE-ANNE C'est là que vous avez découvert le trésor? PIERRE Oh! découvert! Après quatre ans de dure peine. LEGOËZ Mais aussi, Les gagner en fouillant sous la terre, merci! Sale métier! PIERRE Je ne dis pas; mais quand vous verrez cette terre, Son beau ciel, la prairie immense et solitaire, Et les vierges forêts qui descendent des monts, Et l'air libre qu'on y respire à pleins poumons, Et l'espace sans borne ouvert devant la marche, Quand vous y régnerez comme un roi patriarche, Peut-être cependant trouverez-vous aussi Qu'on y peut vivre à l'aise, et même mieux qu'ici. LEGOËZ Mieux qu'ici!... Tu l'entends, Janik? JANIK J'entends, grand-père. LEGOËZ, à Pierre. Et tu veux nous mener là bas? PIERRE Mais, je l'espère. LEGOËZ Diable! A cet espoir-là je n'avais point songé. Ton diantre de coin, Est-ce que c'est tout près de la mer? PIERRE non. LEGOËZ Bien loin? PIERRE Vingt jours. LEGOËZ Oh! oh! Plus loin qu'aucun bourg de Bretagne. Alors, même du plus fin haut de la montagne, On ne la voit pas? PIERRE Qui? LEGOËZ La mer. PIERRE Non. LEGOËZ Triste endroit! Hein, Janik? JANIK Certe. LEGOËZ Et quand il vente du noroit, Et que le plein du flot vient des côtes anglaises, On ne l'entend jamais saborder les falaises? PIERRE Mais non. LEGOËZ Et quand, avec ses pavillons flottants, Rentre au port un bateau parti depuis longtemps, On ne va pas au quai tont en joyeux tapage Voir si l'on reconnaît son gas dans l'équipage? PIERRE Non, bien sûr. JANIK, regardant le ciel et comme se parlant à elle-même. Et le soir, quand le soleil descend, Où donc te mires-tu, beau nuage, en passat, Goëland fatigué qui sur l'onde sommeilles, Berçant ton ventre d'or et tes ailes vermeilles? PIERRE, un peu ironique. Mais, cousine, pour vos beaux nuages errants, Permettez, nous avons de grands fleuves, si grands Qu'on ne distingue rien de l'une à l'autre rive. LEGOËZ Les fleuves! Oui, je sais. Ça coule à la dérive. Sans doute, c'est de l'eau; de l'eau qui marche; mais Elle s'en va tonjours et ne revient jamais. Ce n'est pas comme ici. La marée est fidèle. Elle a beau s'en aller au diable, on est sûr d'elle. Au revoir! Au revoir! dit-elle en se sauvant. Car elle parle. Car c'est quelqu'un de vivant. Et tout ce qu'elle crie, et tout ce qu'elle chante, La mer, selon qu'elle est d'humeur douce ou méchante! Et tous le souvenirs des amis d'autrefois, Dont la voix de ses flots a l'air d'être la voix! Et les beaux jours vécus sur elle à pleines voiles! Et les nuits où l'on croit cingler vers les étoiles! Ah! mon Pierre, mon gas, tout ça, ce n'est donc rien? Maudit soit le pays qui t'a rendu terrien! Il peut être plein d'or; je n'en ai pas envie. Certes, je n'irai pas y terminer ma vie. Tu veux nous rendre heureux et je t'en remercie. Pardon, si je te fais de la peine. Mais ne plus voir la mer, je ne peux pas. Pour moi, tout vent qui vient de terre est mauvais vent Un vrai marin, ça meurt sur la mer, (Montrant la fenêtre.) ou devant. (Voyant Pierre attristé et lui parlant d'un air attendri.) Tu veux nous rendre heureux; et je t'en remercie. Seulement... Enfin, quoi! La chose est éclaircie. Pardon si je t'ai fait de la peine, mon gas; Mais ne plus voir la mer... jamais, je ne peux pas. PIERRE Nous en reparlerons. LEGOËZ Soit! Mais j'ai mon idée. Caboche de Breton, caboche décidée! Ah! quel malheur, que tu ne sois plus bon marin! Non, regarde! Janik en a l'air tout chagrin. Eh! dame, que veux-tu? C'est qu'elle me ressemble. Renier la mer! (Prenant Pierre par le bras.) Tiens! Allons la voir ensemble. PIERRE Allons! LEGOËZ, à Janik. Il faudra bien qu'il cède. Ne crains rien. Janik ne sera pas la femme d'un terrien. (Sortent Legoëz et Pierre.) SCÈNE II MARIE-ANNE, JANIK MARIE-ANNE Janik, pourquoi n'as-tu rien dit au cousin Pierre? JANIK, soupirant. Ah! pourquoi? MARIE-ANNE Cependant, il a joint sa prière, A la nôtre en faveur du pauvre Jacquemin. JANIK Oui, sans doute. J'ai tort, j'en suis persuadée. Mais quoi! Je ne peux pas me faire à cette idèe: Aimer l'autre et paraître aimable à celui-ci. MARIE-ANNE C'est ton cousin. Il est loyal et brave aussi. JANIK J'en conviens. MARIE-ANNE Ce n'est pas horreur qu'il doit te faire; C'est pitié. JANIK Soit! Mais c'est l'autre que je préfère. MARIE-ANNE Songe qu'étant rivaux ils vont être ennemis. JANIK Rivaux! Comment cela? Moi, je n'ai rien promis Qu'à Jacquemin. Lui seul il a ma foi jurée. Lui seul... MARIE-ANNE Pierre a des droits. JANIK O ma mère adorée, Ne parle pas ainsi! C'est Dieu lui-même qui voulut me donner Jacquemin; Tu le croyais hier, ô ma mère chérie, Crois-le comme hier, je t'en supplie. (En l'embrassant.) MARIE-ANNE Hélas! C'est ton désir; mais grand-père a le sien. SCÈNE III Les Mêmes, JACQUEMIN JACQUEMIN, paraissant à la porte. Excusez. MARIE-ANNE Vous! JACQUEMIN, à la fois très humble et très fier. C'est moi... J'ai vu sortir l'ancien Avec le gas. Alors... J'étais dans la ruelle, A guetter. Ils ne m'ont pas vu... Quelle cruelle Et dure chose, allez, pour un brave garçon, De sentir des amis croire à sa trahison Et de ne pas pouvoir leur crier: C'est injuste! Ah! j'ai connu des jours mauvais dans la flibuste; Mais pas de plus mauvais, vrai Dieu! que celui-ci. Et c'est pourquoi j'ai pris le droit d'entrer ici, Pour vous demander... Mais, pardonnez-moi si j'ose Exiger ainsi... (Avec décision.) Bref, leur a-t-on dit la chose? MARIE-ANNE A Pierre, oui. JACQUEMIN Mais l'ancien? JANIK Il n'entend pas raisons. JACQUEMIN, très ferme. Je reux qu'on l'en instruise aussi. JANIK, avec un nuance de reproche. Nous y faisons Tous nos efforts. D'ailleurs, plus tôt, plus tard, qu'importe? Ma parole d'hier, au seuil de cette porte, Doit vous donner le cœur d'attendre, Jacquemin. JACQUEMIN, avec effort. C'est que, je dois vous dire aussi... Je pars demain. JANIK Vous parte! Et pourquoi? JACQUEMIN Parce que... Dame, en somme, Parce que, simplement, je suis un honnête homme. JANIK Comment, après l'aveu...? JACQUEMIN Cet aveu, justement, J'ai réfléchi. Merci de ce bon movement! On m'accusait à faux, et d'un crime effroyable; Brave, vous avez eu pitié du pauvre diable; Alors vous avez dit, pour calmer ma douleur... Mais si j'en abusais, je serais un voleur. MARIE-ANNE Vous êtes un vaillant garçon. JANIK Mais, voyons, mère, Il se trompe, il se forge une horrible chimère, Tu le sais bien. Ce n'est pas vrai. Toi, parle-lui, Ce qu'hier je pensais, je le pense aujourd'hui. JACQUEMIN, suppliant. Janik! JANIK, toujours à sa mère. Il n'ose pas me croire; mais toi-même Dis-lui donc qu'il le doit, et que tu veux qu'il m'aime. (Voulant courir à lui.) Jacquemin! MARIE-ANNE, s'interposant. Jacquemin, vous avez entendu. JACQUEMIN Oh! pardon! J'ai mal fait de venir. J'aurais dû M'embarquer, fuir ainsi qu'un passant qu'on oublie. Car cet amour, Janik, c'est crime et c'est folie. Ecoutez-moi. J'ai peur de vous peiner vraiment. Je voudrais m'expliquer et je ne sais comment. Oui, je vous aime, et du plus profond de mon âme; Mais quoi! Rien que de vous l'avouer, c'est infâme, Puisque Pierre est vivant, lui, votre fiancé, Mon ami. Tenez, je vous fais juge. Que votre loyauté, Janik, soit mon refuge. Dites, dites vous-même... JANIK, éperdue. Oh! non, non, par pitié. JACQUEMIN Dites que je ne peux trahir cette amitié, Que vous m'estimez trop pour m'en croire capable, Et que si je cédais à notre amour coupable, Vous me jugeriez lâche et ne m'aimeriez plus. JANIK, à sa mère. Mais cet amour, c'est toi preque que le voulus, Ma mêre; devant toi voici qu'on le réprouve, Et tu ne réponds rien! MARIE-ANNE Que répondre? Je trouve Qu'il a raison. JANIK Hélas! Mais je l'aime, pourant. JACQUEMIN, essayant d'être calme. O Janik, j'ai besoin de courage en partant, Et pour que je sois fort, vous-même soyez forte. Que ce soit un vaillant souvenir que j'emporte! Qui sait! Peut-être un jour nous pourrons nous revoir Fiers d'avoir bravement rempli notre devoir En lui sacrifiant un espoir éphémère; Car vous serez heureuse alors, et... JANIK, éclatant en sanglots dans les bras de sa mère. Ho! ma mère! JACQUEMIN, la voix déjà pleine de larmes. Janik, ne pleurez pas ainsi. JANIK, redoublant. Mon Dieu! mon Dieu! JACQUEMIN Ma Janik! (Crevant en sanglots à son tour.) Mais moi-même! (S'essuyant brutalement les yeux.) Oh! non! (Se sauvant comme un fou.) Adieu! Adieu! SCÈNE IV Les Mêmes, PIERRE Au moment où Jacquemin va sortir, Pierre arrive et lui barre la porte. PIERRE Eh bien! Jacquemin! JANIK Lui! PIERRE Quoi donc? Où vas-tu, frère? JACQUEMIN, affolé. Je m'en vais, je m'en vais, tu vois. PIERRE Reste, au contraire. Reste, je te cherchais. JACQUEMIN Tu me cherchais! Pourquoi? PIERRE Pour te dire: j'ai tort, car j'ai doutè de toi. Mais grand-père à présent connaît toute l'histoire, Et combien ton mensonge, ami, fut méritoire; Et tu seras traité par nous tous désormais Comme mon frère. JACQUEMIN Moi, ton frère! Oh! plus jamais! PIERRE Quoi! Tu refuses? JACQUEMIN, sombre. Oui. PIERRE, voyant tout le monde atterré. Mais, qu'avez vous, ma tante? Et vous? Pourquoi Janik est-elle sanglotante? Pourquoi vous laisez-vous? Pourquoi cet air navré? (Un grand silence.) JANIK Eh bien! puisqu'il le faut, c'est moi qui parlerai. Je ne veux point garder un secret qui m'opprime. C'est à vous le cacher qu'il deviendrait un crime. Mais nous ne sommes pas coupables, non, vraiment. Car nous n'avons pas cru mal faire en nous aimant. PIERRE Vous vous aimez! JACQUEMIN Grand Dieu! MARIE-ANNE, à Janik. Qu'as-tu-dit? Quelle faute! PIERRE Laissez! Elle a raison de parler à voix haute. Entre gens comme nous, tout dire est un devoir; Et cet amour, j'avais le droit de le savoir. JANIK Mais j'ai le droit aussi de vous faire connaître Comment à cet amour s'est donné tout mon être, Et sans que votre cœur en puisse être offensé. Quand je le vis, ce fut pour moi le fiancé, L'absent, tel que l'avait rêvé ma longue attente; Et plus je l'aimai, plus je vous étais constante. PIERRE Soit! Mais lui, lui! Souffrir qu'on l'aime sous mon nom! Cela, je ne peux pas le lui pardonner, non! Ne le défendez plus. Sa honte s'en accroît. Ah! c'est de vous aimer qu'il n'avait pas le droit. Et de cela surtout, Jacquemin, je t'accuse. Le voilà, le vrai crime, et qui n'a pas d'excuse, Et que rien n'absout, rien, pas même ton remord. Quoi! Ton ami, ton vieil ami, tu le crois mort; Et tu viens, et tu vois sa promise, et tu l'aimes, Sans respect pour celui que roulent lese flots blêmes, Pauvre être à l'abandon souffleté par le vent! Quoi! Tu ne t'es pas dit, même: «Et s'il est vivant! S'il rentre en sa maison, s'il voit la table mise, S'il exige sa part!... s'il aime sa promise!» JACQUEMIN Mais... PIERRE Enfin, quoi! Si nous sommes deux à l'aimer! JACQUEMIN Tu l'aimes?... Pardon! JANIK, à sa mère. Dieu! Que va-t-il réclamer? MARIE-ANNE, la consolant. Ma Janik! PIERRE Que je l'aime ou non, c'est mon affaire. Qu'importe, au reste? Car c'est toi qu'elle préfère. Mais si j'en dois souffrir, n'en prenez pas d'émoi. Le deuil de mon bonheur ne regarde que moi. La seule chose ici que je dise et maintienne, C'est qu'à mon amitié tu fis faillir la tienne, C'est que, les souvenirs dont nous éetions liés, Ton mauvais cœur les a làchement oubliés. Jacquemin, Jacquemin, je t'ai connu si brave! Et tu t'es conduit là comme un pilleur d'épave, et non pas même encor, mais comme un aigrefin, Comme un voleur, comme un... JACQUEMIN, éclatant. Ah! c'est trop, à la fin. J'étouffe. Je ne peux subir un tel outrage. Je n'ai pas mérité... Là, devant elle!... O rage! Tiens, sortons! Battons-nous plutôt! Egorgeons-nous! PIERRE Soit! MARIE-ANNE, se jetant entre eux. Pierre! JANIK, même jeu. Jacquemin, je t'en prie à genoux. MARIE-ANNE, à Pierre. Je vais vous dire... JANIK, même jeu. Moi, Pierre, voici la chose... JACQUEMIN A quoi bon lui parler, vous deux, puisqu'il suppose Que je suis lâche et traître, oui, moi, son Jacquemin. Moi qui jadis deux fois l'ai sauvé de ma main, Moi, qui lui dois aussi la vie à trois reprises! Et c'est moi cependant qu'à ce point tu méprises, De croire que j'ai pu trahir notre amitié! Ah! tu ne m'a pas vu, je t'aurais fait pitié, Quand j'ai compris soudain que naissait dans mon âme Cet amour, quand j'ai dit à Janik: C'est infâme! Quand je l'ai de mon cœur arraché sans merci. Oui, dans l'instant, mon Pierre, où tu rentrais ici, Par un suprême effort à te rester fidèle, Bravement, pour jamais, je m'enfuyais loin d'elle; Et tu n'as pas le droit de m'insulter autant, Car je suis aimé, j'aime, et je m'en vais pourtant. SCÈNE V Les Mêmes, LEGOËZ LEGOËZ, du seuil, sans voir encore Jacquemin. Enfin, te voilà donc. Je te trouve, mon Pierre. Tu me laisses là-bas, le dos contre la pierre, Au soleil, sous couleur de faire les cent pas, Et tu cours... (Apercevant Jacquemin.) Ah! pardon. Je ne vous voyais pas. Vous êtes donc rentré chez nous, vous, mauvais drôle?... C'est-à-dire, non, non. Pierre m'a dit quel rôle Le hasard a joué dans tout ce branle-bas, Et que du reste... Bref, je ne vous en veux pas. JACQUEMIN, lui prenant la main. Oh! merci. LEGOËZ, lui offrant l'autre main. Vous pouvez, pardieu, prendre la paire. (Réfléchissant brusquement.) Quoique, après tout, me dire ainsi bonjour, grand-père Quand on n'est pas mon gas, cela ne se fait point. JANIK Mais il ne l'a pas fait. LEGOËZ Mais à brûle-pourpoint. Eh! je le vois encor, l'autre soir, quand il entre, En me disant: Bonjour, grand-père!... Mais que diantre, Je ne m'y serais pas trompé si tout d'abord Il ne m'eût dit: Bonjour, grand-père. JANIK C'est trop fort. LEGOËZ Oui donc, c'est fort. Entrer hardiment par ma porte Et me dire... JANIK C'est toi... MARIE-ANNE Laisse, Janik. Qu'importe? Il n'en est pas moins vrai que c'est un brave gas, Allez, grand-père. JANIK Oh! oui, vois-tu. LEGOËZ Mais, j'en fais cas. MARIE-ANNE Et généreax!... JANIK Et bon!... MARIE-ANNE Si vou saviez!... JANIK Ecoute!... LEGOËZ Ah! si vous êtes deux à me larguer l'écoute, Tenons-nous droit. Les mots vont pleuvoir comme un grain. JACQUEMIN Ma seule qualité, c'est d'être un bon marin. LEGOËZ Ah! ah! Ça qui me plait, mon ami. Mais, au reste, Je m'en doutais. Son pas d'aplomb, sa voix, son geste, Sa façon d'être gai quand il parle du flot!... Cela crève les yeux, qu'il est fin matelot. JANIK, très vivement. N'est-ce pas, grand-père? LEGOËZ Ouais! Mâtin, quel museau rose! Est-ce que?... (Échangeant un regard avec Marie-Anne.) Diable! Au fond, j'y suis pour quelque chose. A l'abordage, c'est moi qui les ai lancés. Comme ils auraient été gentils en fiancés! (A Janik, haut.) Tu lui trouves bon air, hein? JANIK, rougissant. Oui, l'air doux et grave. LEGOËZ Grave... et doux, tu l'as dit, fillette. (A Jacquemin.) Alors, mon brave, Tu l'aimes, toi, la mer, tu l'aimes? JACQUEMIN Oui, ma foi! LEGOËZ Ah! pourquoi mon garçon n'est-il pas comme toi? Pouquoi s'est il là-bas pris d'amour pour la terre? PIERRE, se levant de l'escabeau où il s'était assis à réfléchir devant l'âtre. Non, je n'y peux tenir; c'est trop longtemps me taire. (il court à la porte.) Amis, voisins, venez! Tous! Venez! LES AMIS Que veux-tu? TOUS Que va-t-il dire? PIERRE Qu'hommage qoit rendu par tous à la vertu! JANIK De peur mon âme est remplié. PIERRE Pardonne-moi, frère, je t'en supplie, Si je t'ai tout à l'heure outragé sans raison. Pardonne et reste, ami. Reste en cette maison Où ton départ ferait répandre trop de larmes. Restes-y près de moi, ton vieux compagnon d'armes; Près du grand-père, dont l'espoir aura fleuri; Car Janik n'aura pas un terrien pour mari; J'avais des droits sur elle, et je les abandonne. (Montrant Jacquemin.) Le mari qu'elle avait rêvé, je le lui donne. JACQUEMIN Quoi! Pierre, il se pourrait, vraiment...! JANIK Pierre, oh! merci! LEGOËZ Marie-Anne, et vous tous, que la leçon vous rende Pieux envers la mer, bonne autant qu'elle est grande. Nul ne doit lui tenir des propos hasardeux. J'espérais un seul gas. La mer nous en rend deux. Que par elle on prospère ou pien que l'on pâtisse, Nul n'a le droit de mettre en doute sa justice. Tout en pleurant ceux-là que prend le gouffre amer, Ne dis jamais du mal de Dieu, ni de la mer. JANIK, MARIE-ANNE, JACQUEMIN, PIERRE, ET VOISINS Nul ne doit lui tenir des propos hasardeux. Il avait un seul gas. La mer lui en rend deux. TOUS Que par elle on prospère ou pien que l'on pâtisse, Nul n'a le droit de mettre en doute sa justice. JANIK, MARIE-ANNE, JACQUEMIN, LEGOËZ Tout en pleurant ceux-là que prend le gouffre amer, TOUS Ne dis jamais du mal de Dieu, ni de la mer.
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Input by Lyle Neff, July 1997