Libretto by JEAN RICHEPIN, after his play
LE FLIBUSTIER ACTE PREMIER SCÈNE PREMIÈRE LEGOËZ, JANIK, MARIE-ANNE Au lever du rideau, Marie-Anne est accroupie devant l'âire, occupée à faire du filet et, de temps en temps, à fourgonner le feu sous la marmite; Janik est près de la fenêtre ouverte, face au public, et chante en travaillant à son métier de dentelière; Legoëz, assis de l'autre côté de la fenêtre, l'écoute et tout à la fois contemple la mer. JANIK (continuant son travail et sa chanson.) Dit en pleurent la fille du roi: Ne partez pas, on vous en supplie; A ma couronne vous aurez droit... Mais il pensait à sa mie, Lon la, Mais il pensait à sa mie. Et comme alors soufflait le suroit, Et que sa nef était d'or emplie, Il fit soudain le signe de croix, Et mit le cap vers sa mie. Lon la, Et mit la cap vers sa mie. (Elle se lève en battant des mains joyeusement, et s'écrie:) Et voilà! MARIE-ANNE Ta besogne est finie? JANIK En chantant, Oui donc. MARIE-ANNE Brave enfant! JANIK, se retournant vers Legoëz. Mais, tu n'as pas l'air content, Toi, grand-père? (Lui montrant son ouvrage.) Regarde. Une aune de dentelle, C'est beau, pourtant. LEGOËZ Dame, oui; mais comment finit-elle? JANIK, un peu moqueuse. La dentelle? LEGOËZ Non pas. Ta chanson, s'il te plaît. Je suis le bec dans l'eau, sans le dernier couplet, Et c'est là justement qu'elle est le plus touchante. JANIK Bah! Tu la sais par cœur; tous les jours je la chante. LEGOËZ Bien sûr, que je la sais! C'est moi qui te l'appris. Mais, passant par ta bouche, elle en a plus de prix. Qu'importe que depuis longtemps je la connaisse! Elle se rajeunit, mignonne, à ta jeunesse; Et quand tu me la dis avec ta douce voix, Je crois que je l'entends pour la première fois. Achève. Qu'advient-il du marin, je te prie, Et de son grand bateau chargé d'orfèvrerie? JANIK Et sans vouloir la fille du roi, Dessus les flots de la mer jolie A Saint-Malo s'en revint tout droit, Où l'attendait sa mie, Lon la, Où l'attendait sa mie. LEGOËZ Ainsi reviendra-t-il, tout droit vers Saint-Malo, Lui que nous attendons, le gas parti sur l'eau. Cher petit-fils, dernier descendant de ma race! Avant que de mourir, il faut que je l'embrasse; Et je l'embrasserai, vois-tu; j'en suis certain, Nous l'embrasserons tous, Janik. Un beau matin, Il nous débarquera de sa nef pavoisée, Et cousine Janik deviendra l'épousée D'un riche capi ainé et d'un vaillant garçon, Fidèle et cousu d'or, comme dans la chanson. JANIK Hélas! Voilà quinze ans qu'i! s'est en allé mousse! LEGOËZ Il n'en qvait que dix, alors. Quelle fimousse De fier gaillard! Quels veux grand il guignait le flot! Comme il promettait bien d'être un fin matelot! Qu'il était beau, Janik! Plus beau que ta dentelle. Rappelle-toi. MARIE-ANNE Comment se rappellerait-elle? Janik avait quatre ans quand le cousin partit. LEGOËZ C'et, ma foi, vrai, Quatre ans! MARIE-ANNE Lui, dix. Pauvre petit! JANIK Voilà huit ans passés, grand-père, que nous sommes Sans nouvelles. LEGOËZ Huit ans, belle affaire! Huit ans! Bah! Mais on n'en avait jamais, moi, de mon temps, Des nouvelles! Je suis revenu tout de même. JANIK Qui sait s'il pense à nous seulement et s'il m'aime? LEGOËZ N'en doute pas. A quoi pourrait-il bien penser? MARIE-ANNE, à Legoëz Mais enfin, votre gas reviendrait, Que vous ne sauriez pas même le reconnaître. LEGOËZ Aussi vrai que le jour luit par cette fenêtre, Je le reconnaîtrai, mon gas. MARIE-ANNE A quoi? LEGOËZ Comment, A quoi? Mais à tou, certe, et rien qu'à son gréement. Pas roulant, cuir tanné, le bonnet sur l'orielle, Le... MARIE-ANNE Tous ces matelots sont d'allure pareille. LEGOËZ L'air d'un brave à trois brins, hardi. MARIE-ANNE Tous en ont l'air. LEGOËZ L'œil clair, couleur du flot. MARIE-ANNE Tous ils ont cet œil clair. LEGOËZ Enfin que sais-je, moi? Mais pour le reconnaître, J'en suis sûr. J'aurai là quelque chose en mon être Qui me criera: C'est lui, c'est l'absent revenu! JANIK Oui, grand-père. Car moi, qui l'ai si peu connu, Je le reconnaîtrais aussi. LEGOËZ Mais oui, fillette. MARIE-ANNE Plus avez d'espoir et plus je m'inquiète. Si triste est le réveil quand le rêve est trop beau! (Montrant la mer.) Il en est tant resté dans ce mouvant tombeau! La mer vous a tout pris. Vos tois filles par elle on perdu leurs maris. Vous aviez quatre fils; tous ont péri sur elle. Nul n'est mort dans son lit de sa mort naturelle. Cette mer, malgré tout, votre cœur la bénit. Quel cœur avez-vous donc, et fait de quel granit, Que vous lui pardonnez quand même, vous les hommes? Ah! Ce n'est pas ainsi, nous autres, que nous sommes. Mon cœur maternel, moi, rien ne l'a consolé De n'avoir plus le fils que la mer m'a volé. Et j'aurais confiance en elle? Non, aucune. Implacable, à jamais, je lui garde rancune. Car je la connais trop, la tueuse d'enfants, La gueuse! LEGOËZ Taisez-vou, ma bru. Je vous défends D'injurier la mer. Janik, elle extravague; N'écoute point. Vois-tu, quoi que fasse la vague, C'est le nom du Seigneur qu'elle chante en passant, Et quiconque l'insulte, insulte au Tout-Puissant. Que par elle on prospère ou pien que l'on pâtisse, Nul n'a le droit de mettre en doute sa justice. Tout en pleurant ceux-là que prend le gouffre amer, Ne dis jamais du mal de Dieu, ni de la mer. MARIE-ANNE Pardonnez-moi. J'ai trop parlé. J'ai tort, sans doute. Mais je ne puis l'aimer, puisque je la redoute. LEGOËZ, à Janik. Et toi, fillette? JANIK Moi, grand-père, je te croi. Il faut payer sa dîme à la mer comme au roi. Or, tu payas ta part, et même davantage, Et la mer te sedoit du bonheur en partage. LEGOËZ Voilà parler! (A Marie-Anne qui hausse les épaules.) Ma bru, si cela vous chagrine, Tant pis! Mais Janik, elle, est de race marine. Vous, vous êtes terrienue et filles de terrien; A l'amour de la mer vous ne comprenez rien. Oui donc! Appelez-mois vieux fou si bon vous semble; Soit! Ma Janik et moi nous serons fous ensemble, Et nous l'espérerons sans nous lasser jamais, Le gas qui reviendra, (l'renant et tapotant la main de Janik.) Va, je te le promets, (Chantant avec enthousiasme.) Où l'attendait sa mie, Lon la, Où l'attendait sa mie. JANIK, l'embrassant. Bon grand-père! LEGOËZ Qui sait? Tandis que nous causons, Et qu'à la vieille mer vous cherchez des raisons, Qui sait s'il n'entre pas dans le port, vent arrière, Le bonnet à la main, en faisant sa prière? Parlez, les femmes!... Moi, je m'en vais sur le quai, Voir, comme tous les jours, s'il n'est pas débarqué. (Il sort en reprenant ce refrain, qu'on l'entend fredonner encore dans la rue tandis qu'il s'éloigne.) Où l'attendait sa mie, Lon la, Où l'attendait sa mie. SCÈNE II JANIK, MARIE-ANNE MARIE-ANNE Oui, comme tous le jours, hélas! Oui, vainement Aussi Janik, pourquoi dans cet espoir qui ment L'entretenu? Pouquoi partager sa folie? JANIK Parce que sa vieillesse en est toute embellie, Qu'il a besoin de croire à cert espoire sacré, Et parcé que j'y crois moi-même. MARIE-ANNE Quize ans d'absence et huit sans nouvelles! Tu rêvez. JANIK Rêver a son bonheur rend les heures si brêves! MARIE-ANNE Ton bonheur!... Un promis que toujours on attend, Que tu ne connais pas... JANIK Et que j'aime pourtant. Car je me le figure et le vois, le cher être, Beau, brave, tel qu'il est, tel qu'il doit reparaître; Et du retour certain quand le jour aura lui, Il trouvera mon cœur fidéle et plein de lui. MARIE-ANNE, la càlinant. Janik, voyons, tu sais pourtant bien que personne Ne t'aime autant que moi. Mais, réfléchis, raisonne. Contre toi-même ici mon amour te défend. Quoi! Je t'immoterais, toi, mon unique enfant, A cette illusion vainement poursuivie! Dans un stérile espoir tu passerais ta vie! Non, non, je ne veux pas. Ce serait inhumain. Tu vas sur tes vingt ans, ma Janik, et je songe A te trouver, parmi nos voisins, un mai. JANIK, desolée. Ma mère! MARIE-ANNE Et c'est pourquoi je veux ton cœur guéri D'un amour chimérique et qui me désespère. Dis que tu ne crois plus à ce rêve. JANIK Et grand-père? Penses-tu le guérir aussi, le pauvre vieux, Du seul espoir qui fait sesderniers ans joyeux? Tu sais bien qu'il mourrait, croyant que l'autre est mort. Notre devoir, C'est d'espérer avec le grand-père et d'attendre. Et tu le veux ainsi, n'est-ce pas? Toi si tendre, Si bonne! Jure-moi que tu le veux ainsi. Ta bouche dirait non que ton cœur dirait si. (L'enveloppant et la càlinant de plus en plus.) C'est juré? Plus de doute! A la mer plus d'injure! L foi, la douce, foi, comme nous!... Allons, jure. MARIE-ANNE Eh, bien! Donc, puisque tu l'exiges, oui. JANIK Merci. Grand-père heureaux par nous, je suis heureuse aussi. (Une cloche lointaine conne l'Angélus.) L'Angélus! (Le deux femmes se signent et marmottent l'Ave Maria.) Et ma tâche à reporter! Bavarde Que je suis! Est-ce beau, ma dentelle, regarde. Aux armes du Grand Roi! Ce sera remarqué! Adieu. (Se retournant sur le pas de la porte.) Je prends grand-père en passant sur le quai; Car sans cela, tu sais, à cligner des paupières Ver le large, il prendrait racine dans les pierres. MARIE-ANNE, l'embrassant. Folle! JANIK A tantôt, maman! Et ne profite pas D'être seule pour voir encor du noir là-bas. (Après avoir du geste désigné la mer, elle envoie un dernier baiser à Marie-Anne et se sauve en courant.) SCÈNE III MARIE-ANNE, seule, près de la fenêtre. Oui, oui, c'est noir, là bas. J'ai promis de me taire; Je me tairai. Mais ils ont beau dire, la terre Vaut mieux que cette chose et son traître horizon. (Revenant vers l'âtre.) Pauvre grand-père aussi! La petite a raison: Ce retour, c'est bien là son unique pensée. Il mourrait de la mort de son gas annoncée; Et douter seulement du rêve auquel il croit, C'est une cruanté dont je n'ai pas le droit. Il fut si bon pour nous, pour Janik orpheline. (S remettant à faire du filet.) A la longue, l'espoir toujours trompé décline. Janik n'a que vingt ans. Rien ne presse. Attendons. Dieu nous en saura gré plus tard. SCÈNE IV MARIE-ANNE, JACQUEMIN A la porte par paraît Jacquemin. Tournure et costume de matelot breton: face glabre, longs cheveaux flottant sur la nuque et autour des tempes, vareuse, grands bas montant à micuisse, bonnet de feutre à la main, l'air embarrassé, un petit baluchon sous le bras. JACQUEMIN Mille pardons, Ma bonne dame. (Au geste de surprise de Marie-Anne, presque effrayée.) C'est Jacquemin qu'on me nomme. MARIE-ANNE Ah! JACQUEMIN, sur le pas de la porte. Est-ce bien ici la maison du bonhomme. François Legoëz? MARIE-ANNE Oui. JACQUEMIN, entrant un peu. Pourrait-on lui parler? MARIE-ANNE Oui donc. (Lui offrant une chaise.) Remettez-vou. Il vient de s'en aller; Mais il sera bientôt de retour. Je l'espère. JACQUEMIN, assis ua bord de sa chaise. Il va toujours bien? MARIE-ANNE Oui. JACQUEMIN Sa famille est prospère? MARIE-ANNE Oui, lui, Janik et moi. JACQUEMIN Son petit gas aussi? MARIE-ANNE Pierre? Ah! Nul n'en sait rien. JACQUEMIN Il n'est donc pas ici. MARIE-ANNE Non, dame. Il est en mer. JACQUEMIN Où? MARIE-ANNE Sur les caravelles Des flibustiers, et l'on n'a plus de ses nouvelles Depuis huit ans. JACQUEMIN, se levant, désespéré. Adieu, Pierre, mon pilotin! J'avais un doute encor. Maintenant c'est certain. MARIE-ANNE Que dites-vous? JACQUEMIN, parlant comme à lui-même. A moins... Mais non, non! Un corsaire, Avec les Espagnols, c'est la règle: on lui serre La corde au cou... MARIE-ANNE Grand Dieu! Quoi! J'ai mal entendu. JACQUEMIN Las! Non. Flibustier pris, c'est flibustier pendu. MARIE-ANNE Voyons, expliquez-vous, monsieur, je vous en prie. JACQUEMIN Voilà. Nous étions deux, de la même patrie: Saint-Malo, Saint-Servan; et l'on nous appelait Les deux frères bretons, car on se ressemblait Comme chaque Breton à chaque autre ressemble; Et les jours de bataille on cognait dur ensemble; Et ça dura cinq ans, de plus en plus amis. On parlait d'ici, dame, et l'on s'était promis Qu'après les sept ans pleins passés comme de juste A tenir jusqu'au beut le pacte de flibuste, S'il n'en restait plus qu'un, il viendrait au pays Annoncer le trépas de l'autre. J'obéis. MARIE-ANNE Mais en êtes-vous sûr? JACQUEMIN J'avais un espérance. De retrouver mon pierre en arrivant en France, Et jusqu'à tout à l'heure encore je lai cur. Je ne l'ai pas vu mort. Il avait disparu. C'était un soir, voilà quatre ans, devant la rade De Saint-Pierre... (hélas! Oui, le nom du camarade!) Ah! Quel combat! Jamais, depuis les temps jadis, On n'a vu le pareil, jamais. Un contre dix! Notre bateau tout seul contre une flotte entière! Et l'on avait du sang jusqu'à la jarretière. Mais quoi! Quand notre pont ne fut plus qu'un débris, Il fallut bien céder; et le bateau fut pris. Moi, je passai pour mort. A l'eau! Comment, sur terre, Je me retrouvai, seul et ranimé, mystère! Mais lui, lui, je l'ai vu, sur le gaillard d'avant, Entouré d'Espagnols, tenant tête, et vivant. En tombant je pensais: «Ça va bien; il les charge; Sur un bout d'aviron il gagnera le large.» Hélas! A Saint-Domingue on ne le revit plus. Alors je me suis dit: «Peut-être que le flux L'a conduit vers des gens qui retournaient en France.» Qu'il y restât depuis, j'en eus de la souffrance. Il devait revenir avec nous; c'était mieux. Cependant je songeais: «Il est là-bas, joyeux, Avec son bon grand-père et sa belle cousine. Il a vu mes parents, car ma ville est voisine.» Et je rentre, et je crois le trouver, et voilà: Me vieux parents sont morts, et Pierre n'est pas là. MARIE-ANNE Ah! Le pauvre grand-père, hélas! Comment s'y prendre Pour lui dire...? Et pourtant... JACQUEMIN D'autant que je dois rendre A qui de droit, et par conséquent à l'ancien, Ce qu'a laissé le gas. Ce coffre était le sien, Et je l'ai repèché par bonheur à mer basse. (Il dèfait son baluchon et en tire un à un des objets.) Du linge, un boujaron fait d'une calebasse, Un brin de buis breton, et ce vieux chapelet De Saint-Malo, voilà l'héritague au complet. MARIE-ANNE, considérant le chapelet. C'est bien son chapelet. On en avait la paire. Il emporta l'un. L'autre est celui du grand-père. JACQUEMIN L'ancien aura les deux maintenant. MARIE-ANNE Quel métier! Voir de son petit-fils un grand-père héritier! Si ce n'est pas injuste! (Montrant le poing à la mer.) Oh! La mer inhumaine! JACQUEMIN Je la reprends pourtant, moi, dans une semaine. Que voulez-vous! On est marin. Triste ou joyeux. C'est encore à la mer qu'un marin vit le mieux. Le vent souffle. Adieu vat! Et vogue la flibuste! Pourtant, cette fois-ci... Ce qui me tarabuste, C'est d'apprendre à l'ancien que l'autre trépassa. Je ne saurai jamais comment lui dire ça. MARIE-ANNE Bien sûr, dame! Ça va lui faire une secousse. Il en moura. JACQUEMIN, insinuant et gêné. Mais vous!... Une femme est plus douce. Elle trouve des mois câlins et fins voiliers. C'est lâche, n'est-ce pas? Mais..., si vous lui parliez, Pour commencer, un peu.... Le premier abordage...., Sans lui dire qu'on l'a hissé par un cordage, Ni même qu'il est mort, dame, bien entendu; Mais comme quoi voilà son bien, qu'il s'est perdu, Qu'à la bataille il fut le plus brave des braves, Qu'il ne reste plus rien de lui que ces épaves, Enfin, ce que j'ai dit, mais mieux, et tendrement, Pour que le coup de mer s'étale en flot dormant. MARIE-ANNE Oui, oui, je tâcherai. J'arrangerai l'histoire. JACQUEMIN D'ailleurs, c'est bien compris: la mort n'est pas notoire. MARIE-ANNE Sùre, quand même. JACQUEMIN Oui donc, c'est comme si, pas moins. MARIE-ANNE, montrant les objects tirés du baluchon. Puis, les objects son là, qui servent de témoins. JACQUEMIN Mais, ne les montrez pa d'abord. MARIE-ANNE, les enveloppant dans le filet. Soyez sans crainte; Je les découvrirai quand j'y serai contrainte, Pas avant. (On entend des pas au dehors.) Est-ce lui? J'entends quelqu'un marcher Au bas de la rue. (Regardant au dehors.) Oui. (Poussant Jacquemin vers la porte de gauche.) Entrez là vous cacher. A vous voir si tremblant, j'ai peur qu'il ne comprenne. Allez! (Elle l'enferme dans la chambre de gauche.) SCÈNE V MARIE-ANNE, seule. Le jour a baissé peu à peu vers le milieu de la scène précédente, et la nuit continue à venir jusqu'à la fin de l'acte. Comment me faire une mine sereine, Moi-même? J'ai le cœur si gros! Mais, plus d'émoi! Soyons brave. Jésus, Marie, inspirez-moi. Par bonheur, le jour baisse. Ainsi sur mon visage On lira moins d'abord le funèbre presage. (Tout en parlant, elle s'est assise sur un escabeau.) SCÈNE VI MARIE-ANNE, LEGOËZ, JANIK LEGOËZ, entrant et allant vers l'âtre. Ouf! Je sui las. JANIK, entrée derrière lui. Dame! LEGOËZ, s'asseyant dans l'âtre. Ouf! Que c'est bon de s'asseoir! (Après un moment de silence.) Toujours rien! Ce n'est pas encore pour ce soir. Ce sera pour demain, après-demain, n'importe! L'espoir qu'emporte un jour, un autre le rapporte. Puis, aussi bien, la mer est bourrue aujourd'hui. MARIE-ANNE, sans se lever. Et si l'on vous donnait des nouvelles de lui!.. LEGOËZ Du gas?... vous en avez? (Il court à elle.) MARIE-ANNE Peut-être. JANIK, la pressant. Dis. Oh! Vite, Vite, maman. LEGOËZ, impatient. Oui. (A Marie-Anne qui détourne la tête.) Mais... votre regard m'évite. Les nouvelles sont donc mauvaises? MARIE-ANNE, le voyant chanceler. Non, non point. LEGOËZ Ah! Je respire!... Alors? JANIK Dis! MARIE-ANNE Mais de point en point Laissez-moi vous conter... L'histoire est longue. JANIK Abrège. LEGOËZ, s'exaltant. Enfin, il vit, bien sûr il vit. MARIE-ANNE Que vous dirais-je? LEGOËZ, s'exaltant de plus en plus. Pardieu, s'il était mort, sans biais superflus Vous m'auriez dit: «La chose est la chose. Il n'est plus.» Mais non, non! Rendons grâce à la bonté divine. Il vit! JANIK, anxieuse, à sa mère. Oui, n'est-ce pas? MARIE-ANNE, très émue. Ecoutez... LEGOËZ, à Janik, en montrant Marie-Anne. Je devine. Elle a bon cœur, tu sais, Janik; elle a jugé Qu'un bonheur trop soudain me rendrait fou, que j'ai Le chef près du bonnet, que je mourrais de joie En le voyant! Alors, avant que je le voie, Elle veut préparer le choc tout doucement. JANIK, qu'il tient embrassée. C'est cela, c'est cela. Sois béni, Dieu clément Il est revenu. MARIE-ANNE Mais... JANIK O ma mère chérie, Quel bonheur! MARIE-ANNE Cependant... LEGOËZ, à Marie-Anne. Regardez, je vous prie; Je suis calme. Si j'ai des larmes dans les yeux, Si mes mains tremblent, c'est parce que je suis vieux. Mais je suis fort aussi. N'ayez pas peur! JANIK, qui a découvert le baluchon caché sous le filet. Grand-père, Tiens! Un coffre! Voilà des preuves, çà, j'espère. MARIE-ANNE, à part. Comment faire? JANIK, à Legoëz qui considère avec elle les objets. Du buis! LEGOËZ Et mon vieux chapelet! (Il le baise.) MARIE-ANNE, à part, regardant vers la gauche. Il faut qu'il dise, lui, la chose comme elle est. (Avec un geste décidé, en allant vers la porte de gauche.) Oui! LEGOËZ, les bras au ciel. J'aurai donc sa main pour fermer ma paupière! MARIE-ANNE, ouvrant la porte de gauche, à Jacquemin. Venez; vite. SCÈNE VII Les Mêmes, JACQUEMIN JANIK, apercevant Jacquemin qui entre. C'est lui. LEGOËZ, courant vers Jacquemin. Mon petit gas, mon Pierre, Mon enfant! MARIE-ANNE, stupéfaite. Dieu! JACQUEMIN, ne sachant que dire. Mais... MARIE-ANNE, bas, à Jacquemin. Tant pis! Dites comme lui. LEGOËZ, à Jacquemin. Mais embrasse-moi donc. Je suis ton grand-père. JACQUEMIN, en hésitant. Oui, Grand-père. LEGOËZ, après l'avoir longuement embrassé. Et tu n'as pas oublié, j'imagine, La petite Janik, ta cousine? (Il le pousse vers elle.) JACQUEMIN, prenant la main qu'elle lui tend. Cousine.. LEGOËZ, le voyant tout interdit. Dame, quand tu partis, vous n'étiez pas bien grands L'un ni l'autre, hein? Toi, dix ans; elle quatre ans. On pousse. On change. A peine on peut se reconnaitre. Comme te voilà dru! Viens près de la fenêtre, Viens, petit, qu'a loisir je te regarde mieux. (Il l'y conduit et le considère.) C'est qu'à présent, sais-tu, je n'ai plus de bons yeux. Tout de même, c'est bien mon gas, fils de vrais hommes. A vingt-cinq ans, ma bru, voilà comme nous sommes, Nous autres!... Seulement, tu n'es pas bien hardi. Tu ne dis rien. MARIE-ANNE Il est un peu comme étourdi. Son arrivée!... Et puis... LEGOËZ, clignant de l'œil. Janik que le regarde, N'est-ce pas? Et moi qui bavarde, qui bavarde! Ah! C'est que j'ai besoin de parler, moi, bon Dieu! Je voudrais dire à tous: Je l'ai, je l'ai, mon fieu! JANIK Grand-père, à nos voisins si l'on contait la chose? LEGOËZ Oui donc. Viens, Pierre! MARIE-ANNE Non; laissez, qu'il se repose. Il arrivait à pied de Granville. LEGOËZ En ce sas, Resons. MARIE-ANNE Allez-y, vous. JACQUEMIN Oui. LEGOËZ Tu le veux, mon gas. Viens, Janik. Les amis ont droit à notre fête. (Il sort en entrainant Janik.) SCÈNE VIII MARIE-ANNE, JACQUEMIN JACQUEMIN, anéanti. Et, puis, comment sortir de là? MARIE-ANNE L'erreur est faite. Dire la vérité maintenant, pas moyen. JACQUEMIN Alors? MARIE-ANNE, résolument. Vous repartez quand? JACQUEMIN Dans cinq, six jours. MARIE-ANNE Bien! Il faudra jusque-là respecter sa folie. Puis vous prétexterez un pacte qui vous lie. Ces partes-là, pour un vieux marin, sont sacrés. Il n'osera rien dire, et vous repartirez. Mais, croyant avoir vu son fils, l'âme contente, Il vieillira, tranquille, en sa nouvelle attente, Avec votre mémoire emplissant la maison. JACQUEMIN Je ne peux pas, vraiment. C'est une trahison. Quoi, tromper ce brave homme ainsi! Lui faire un conte... MARIE-ANNE Devant Dieu que m'entend, je prends tout à mon compte. Et si c'est un péché, qu'il retombe sur moi! JACQUEMIN Soit! J'obéirai. SCÈNE IX Les Mêmes, LEGOËZ, JANIK, des pêcheurs, vieux, vieilles, filles, enfants LEGOËZ, de la porte, en montrant Jacquemin, à un vieux pêcheur. Tiens, regarde. LE VIEUX PÊCHEUR C'est Pierre. Qu'il est grand! UNE JEUNE FILLE Comme il a bonne grâce! LEGOËZ, au premier vieux pêcheur. Un vrai marin! LE PREMIER VIEUX PÊCHEUR Oui donc. (A Jacquemin.) Viens ça, que je t'embrasse. Ah! Je t'ai fait sauter des fois sur mes genoux! UN AUTRE VIEUX PÊCHEUR Et moi donc! Il était toujours fourré chez nous! LE PREMIER VIEUX PÊCHEUR Il ne nous connait plus. LEGOËZ Dame! Quinze ans d'absence! UNE TRÈS VIEILLE FEMME, appuyée sur sa canne. Je ne l'ai plus revu, moi, depuis sa naissance; Mais c'était déjà bien l gaillard que voici. TOUS, riant. Ah! Ah! LA JEUNE FILLE, à Janik. Dis donc, Janik, veux-tu changer? JANIK, gaîment. Merci. LEGOËZ Enfants, fêtons mon gas en attendant les vôtres. (On entend des accords de biniou venant de la rue.) JANIK Mon père, dans la rue on entend la cadence Des joueurs de biniou. Ils on su la nouvelle et viennent pour qu'on danse. LEGOËZ Eh bien! Dansez! TOUS You! You! (Entrent les joueurs de biniou et l'on danse une sabotière.)
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Input by Lyle Neff, July 1997