Last updated: July 25, 1997
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César Cui

LE FLIBUSTIER

COMÈDIE LYRIQUE EN TROIS ACTES

Libretto by JEAN RICHEPIN, after his play


Preliminaries | Act I | Act II | Act III

LE FLIBUSTIER

ACTE PREMIER

SCÈNE PREMIÈRE

LEGOËZ, JANIK, MARIE-ANNE

Au lever du rideau, Marie-Anne est accroupie devant l'âire, occupée à 
faire du filet et, de temps en temps, à fourgonner le feu sous la marmite; Janik est 
près de la fenêtre ouverte, face au public, et chante en travaillant à 
son métier de dentelière; Legoëz, assis de l'autre côté de 
la fenêtre, l'écoute et tout à la fois contemple la mer.

JANIK (continuant son travail et sa chanson.)
Dit en pleurent la fille du roi:
Ne partez pas, on vous en supplie;
A ma couronne vous aurez droit...
Mais il pensait à sa mie,
Lon la,
Mais il pensait à sa mie.

Et comme alors soufflait le suroit,
Et que sa nef était d'or emplie,
Il fit soudain le signe de croix,
Et mit le cap vers sa mie.
Lon la,
Et mit la cap vers sa mie.
(Elle se lève en battant des mains joyeusement, et s'écrie:)
Et voilà!

MARIE-ANNE
Ta besogne est finie?

JANIK
En chantant,
Oui donc.

MARIE-ANNE
Brave enfant!

JANIK, se retournant vers Legoëz.
Mais, tu n'as pas l'air content,
Toi, grand-père?
(Lui montrant son ouvrage.)
Regarde. Une aune de dentelle,
C'est beau, pourtant.

LEGOËZ
Dame, oui; mais comment finit-elle?

JANIK, un peu moqueuse.
La dentelle?

LEGOËZ
Non pas. Ta chanson, s'il te plaît.
Je suis le bec dans l'eau, sans le dernier couplet,
Et c'est là justement qu'elle est le plus touchante.

JANIK
Bah! Tu la sais par cœur; tous les jours je la chante.

LEGOËZ
Bien sûr, que je la sais! C'est moi qui te l'appris.
Mais, passant par ta bouche, elle en a plus de prix.
Qu'importe que depuis longtemps je la connaisse!
Elle se rajeunit, mignonne, à ta jeunesse;
Et quand tu me la dis avec ta douce voix,
Je crois que je l'entends pour la première fois.
Achève. Qu'advient-il du marin, je te prie,
Et de son grand bateau chargé d'orfèvrerie?

JANIK
Et sans vouloir la fille du roi,
Dessus les flots de la mer jolie
A Saint-Malo s'en revint tout droit,
Où l'attendait sa mie,
Lon la,
Où l'attendait sa mie.

LEGOËZ
Ainsi reviendra-t-il, tout droit vers Saint-Malo,
Lui que nous attendons, le gas parti sur l'eau.
Cher petit-fils, dernier descendant de ma race!
Avant que de mourir, il faut que je l'embrasse;
Et je l'embrasserai, vois-tu; j'en suis certain,
Nous l'embrasserons tous, Janik. Un beau matin,
Il nous débarquera de sa nef pavoisée,
Et cousine Janik deviendra l'épousée
D'un riche capi ainé et d'un vaillant garçon,
Fidèle et cousu d'or, comme dans la chanson.

JANIK
Hélas! Voilà quinze ans qu'i! s'est en allé mousse!

LEGOËZ
Il n'en qvait que dix, alors. Quelle fimousse
De fier gaillard! Quels veux grand il guignait le flot!
Comme il promettait bien d'être un fin matelot!
Qu'il était beau, Janik! Plus beau que ta dentelle.
Rappelle-toi.

MARIE-ANNE
Comment se rappellerait-elle?
Janik avait quatre ans quand le cousin partit.

LEGOËZ
C'et, ma foi, vrai, Quatre ans!

MARIE-ANNE
Lui, dix. Pauvre petit!

JANIK
Voilà huit ans passés, grand-père, que nous sommes
Sans nouvelles.

LEGOËZ
Huit ans, belle affaire! Huit ans!
Bah! Mais on n'en avait jamais, moi, de mon temps,
Des nouvelles! Je suis revenu tout de même.

JANIK
Qui sait s'il pense à nous seulement et s'il m'aime?

LEGOËZ
N'en doute pas. A quoi pourrait-il bien penser?

MARIE-ANNE, à Legoëz
Mais enfin, votre gas reviendrait,
Que vous ne sauriez pas même le reconnaître.

LEGOËZ
Aussi vrai que le jour luit par cette fenêtre,
Je le reconnaîtrai, mon gas.

MARIE-ANNE
A quoi?

LEGOËZ
Comment,
A quoi? Mais à tou, certe, et rien qu'à son gréement.
Pas roulant, cuir tanné, le bonnet sur l'orielle,
Le...

MARIE-ANNE
Tous ces matelots sont d'allure pareille.

LEGOËZ
L'air d'un brave à trois brins, hardi.

MARIE-ANNE
Tous en ont l'air.

LEGOËZ
L'œil clair, couleur du flot.

MARIE-ANNE
Tous ils ont cet œil clair.

LEGOËZ
Enfin que sais-je, moi? Mais pour le reconnaître,
J'en suis sûr. J'aurai là quelque chose en mon être
Qui me criera: C'est lui, c'est l'absent revenu!

JANIK
Oui, grand-père. Car moi, qui l'ai si peu connu,
Je le reconnaîtrais aussi.

LEGOËZ
Mais oui, fillette.

MARIE-ANNE
Plus avez d'espoir et plus je m'inquiète.
Si triste est le réveil quand le rêve est trop beau!
(Montrant la mer.)
Il en est tant resté dans ce mouvant tombeau!
La mer vous a tout pris.
Vos tois filles par elle on perdu leurs maris.
Vous aviez quatre fils; tous ont péri sur elle.
Nul n'est mort dans son lit de sa mort naturelle.
Cette mer, malgré tout, votre cœur la bénit.
Quel cœur avez-vous donc, et fait de quel granit,
Que vous lui pardonnez quand même, vous les hommes?
Ah! Ce n'est pas ainsi, nous autres, que nous sommes.
Mon cœur maternel, moi, rien ne l'a consolé
De n'avoir plus le fils que la mer m'a volé.
Et j'aurais confiance en elle? Non, aucune.
Implacable, à jamais, je lui garde rancune.
Car je la connais trop, la tueuse d'enfants,
La gueuse!

LEGOËZ
Taisez-vou, ma bru. Je vous défends
D'injurier la mer. Janik, elle extravague;
N'écoute point. Vois-tu, quoi que fasse la vague,
C'est le nom du Seigneur qu'elle chante en passant,
Et quiconque l'insulte, insulte au Tout-Puissant.
Que par elle on prospère ou pien que l'on pâtisse,
Nul n'a le droit de mettre en doute sa justice.
Tout en pleurant ceux-là que prend le gouffre amer,
Ne dis jamais du mal de Dieu, ni de la mer.

MARIE-ANNE
Pardonnez-moi. J'ai trop parlé. J'ai tort, sans doute.
Mais je ne puis l'aimer, puisque je la redoute.

LEGOËZ, à Janik.
Et toi, fillette?

JANIK
Moi, grand-père, je te croi.
Il faut payer sa dîme à la mer comme au roi.
Or, tu payas ta part, et même davantage,
Et la mer te sedoit du bonheur en partage.

LEGOËZ
Voilà parler!
(A Marie-Anne qui hausse les épaules.)
Ma bru, si cela vous chagrine,
Tant pis! Mais Janik, elle, est de race marine.
Vous, vous êtes terrienue et filles de terrien;
A l'amour de la mer vous ne comprenez rien.
Oui donc! Appelez-mois vieux fou si bon vous semble;
Soit! Ma Janik et moi nous serons fous ensemble,
Et nous l'espérerons sans nous lasser jamais,
Le gas qui reviendra,
(l'renant et tapotant la main de Janik.)
Va, je te le promets,
(Chantant avec enthousiasme.)
Où l'attendait sa mie,
Lon la,
Où l'attendait sa mie.

JANIK, l'embrassant.
Bon grand-père!

LEGOËZ
Qui sait? Tandis que nous causons,
Et qu'à la vieille mer vous cherchez des raisons,
Qui sait s'il n'entre pas dans le port, vent arrière,
Le bonnet à la main, en faisant sa prière?
Parlez, les femmes!... Moi, je m'en vais sur le quai,
Voir, comme tous les jours, s'il n'est pas débarqué.
(Il sort en reprenant ce refrain, qu'on l'entend fredonner encore dans la rue tandis 
qu'il s'éloigne.)
Où l'attendait sa mie,
Lon la,
Où l'attendait sa mie.


SCÈNE II

JANIK, MARIE-ANNE

MARIE-ANNE

Oui, comme tous le jours, hélas! Oui, vainement
Aussi Janik, pourquoi dans cet espoir qui ment
L'entretenu? Pouquoi partager sa folie?

JANIK
Parce que sa vieillesse en est toute embellie,
Qu'il a besoin de croire à cert espoire sacré,
Et parcé que j'y crois moi-même.

MARIE-ANNE
Quize ans d'absence et huit sans nouvelles! Tu rêvez.

JANIK
Rêver a son bonheur rend les heures si brêves!

MARIE-ANNE
Ton bonheur!... Un promis que toujours on attend,
Que tu ne connais pas...

JANIK
Et que j'aime pourtant.
Car je me le figure et le vois, le cher être,
Beau, brave, tel qu'il est, tel qu'il doit reparaître;
Et du retour certain quand le jour aura lui,
Il trouvera mon cœur fidéle et plein de lui.

MARIE-ANNE, la càlinant.
Janik, voyons, tu sais pourtant bien que personne
Ne t'aime autant que moi. Mais, réfléchis, raisonne.
Contre toi-même ici mon amour te défend.
Quoi! Je t'immoterais, toi, mon unique enfant,
A cette illusion vainement poursuivie!
Dans un stérile espoir tu passerais ta vie!
Non, non, je ne veux pas. Ce serait inhumain.
Tu vas sur tes vingt ans, ma Janik, et je songe
A te trouver, parmi nos voisins, un mai.

JANIK, desolée.
Ma mère!

MARIE-ANNE
Et c'est pourquoi je veux ton cœur guéri
D'un amour chimérique et qui me désespère.
Dis que tu ne crois plus à ce rêve.

JANIK
Et grand-père?
Penses-tu le guérir aussi, le pauvre vieux,
Du seul espoir qui fait sesderniers ans joyeux?
Tu sais bien qu'il mourrait, croyant que l'autre est mort.
Notre devoir,
C'est d'espérer avec le grand-père et d'attendre.
Et tu le veux ainsi, n'est-ce pas? Toi si tendre,
Si bonne! Jure-moi que tu le veux ainsi.
Ta bouche dirait non que ton cœur dirait si.
(L'enveloppant et la càlinant de plus en plus.)
C'est juré? Plus de doute! A la mer plus d'injure!
L foi, la douce, foi, comme nous!... Allons, jure.

MARIE-ANNE
Eh, bien! Donc, puisque tu l'exiges, oui.

JANIK
Merci.
Grand-père heureaux par nous, je suis heureuse aussi.
(Une cloche lointaine conne l'Angélus.)
L'Angélus!
(Le deux femmes se signent et marmottent l'Ave Maria.)
Et ma tâche à reporter! Bavarde
Que je suis! Est-ce beau, ma dentelle, regarde.
Aux armes du Grand Roi! Ce sera remarqué!
Adieu.
(Se retournant sur le pas de la porte.)
Je prends grand-père en passant sur le quai;
Car sans cela, tu sais, à cligner des paupières
Ver le large, il prendrait racine dans les pierres.

MARIE-ANNE, l'embrassant.
Folle!

JANIK
A tantôt, maman! Et ne profite pas
D'être seule pour voir encor du noir là-bas.
(Après avoir du geste désigné la mer, elle envoie un dernier 
baiser à Marie-Anne et se sauve en courant.)


SCÈNE III

MARIE-ANNE, seule, près de la fenêtre.
Oui, oui, c'est noir, là bas. J'ai promis de me taire;
Je me tairai. Mais ils ont beau dire, la terre
Vaut mieux que cette chose et son traître horizon.
(Revenant vers l'âtre.)
Pauvre grand-père aussi! La petite a raison:
Ce retour, c'est bien là son unique pensée.
Il mourrait de la mort de son gas annoncée;
Et douter seulement du rêve auquel il croit,
C'est une cruanté dont je n'ai pas le droit.
Il fut si bon pour nous, pour Janik orpheline.
(S remettant à faire du filet.)
A la longue, l'espoir toujours trompé décline.
Janik n'a que vingt ans. Rien ne presse. Attendons.
Dieu nous en saura gré plus tard.


SCÈNE IV
MARIE-ANNE, JACQUEMIN

A la porte par paraît Jacquemin. Tournure et costume de matelot breton: face glabre, 
longs cheveaux flottant sur la nuque et autour des tempes, vareuse, grands bas montant 
à micuisse, bonnet de feutre à la main, l'air embarrassé, un petit 
baluchon sous le bras.

JACQUEMIN
Mille pardons,
Ma bonne dame.
(Au geste de surprise de Marie-Anne, presque effrayée.)
C'est Jacquemin qu'on me nomme.

MARIE-ANNE
Ah!

JACQUEMIN, sur le pas de la porte.
Est-ce bien ici la maison du bonhomme.
François Legoëz?

MARIE-ANNE
Oui.

JACQUEMIN, entrant un peu.
Pourrait-on lui parler?

MARIE-ANNE
Oui donc.
(Lui offrant une chaise.)
Remettez-vou. Il vient de s'en aller;
Mais il sera bientôt de retour. Je l'espère.

JACQUEMIN, assis ua bord de sa chaise.
Il va toujours bien?

MARIE-ANNE
Oui.

JACQUEMIN
Sa famille est prospère?

MARIE-ANNE
Oui, lui, Janik et moi.

JACQUEMIN
Son petit gas aussi?


MARIE-ANNE
Pierre? Ah! Nul n'en sait rien.

JACQUEMIN
Il n'est donc pas ici.

MARIE-ANNE
Non, dame. Il est en mer.

JACQUEMIN
Où?

MARIE-ANNE
Sur les caravelles
Des flibustiers, et l'on n'a plus de ses nouvelles
Depuis huit ans.

JACQUEMIN, se levant, désespéré.
Adieu, Pierre, mon pilotin!
J'avais un doute encor. Maintenant c'est certain.

MARIE-ANNE
Que dites-vous?

JACQUEMIN, parlant comme à lui-même.
A moins... Mais non, non! Un corsaire,
Avec les Espagnols, c'est la règle: on lui serre
La corde au cou...

MARIE-ANNE
Grand Dieu! Quoi! J'ai mal entendu.

JACQUEMIN
Las! Non. Flibustier pris, c'est flibustier pendu.

MARIE-ANNE
Voyons, expliquez-vous, monsieur, je vous en prie.

JACQUEMIN
Voilà. Nous étions deux, de la même patrie:
Saint-Malo, Saint-Servan; et l'on nous appelait
Les deux frères bretons, car on se ressemblait
Comme chaque Breton à chaque autre ressemble;
Et les jours de bataille on cognait dur ensemble;
Et ça dura cinq ans, de plus en plus amis.
On parlait d'ici, dame, et l'on s'était promis
Qu'après les sept ans pleins passés comme de juste
A tenir jusqu'au beut le pacte de flibuste,
S'il n'en restait plus qu'un, il viendrait au pays
Annoncer le trépas de l'autre. J'obéis.

MARIE-ANNE
Mais en êtes-vous sûr?

JACQUEMIN
J'avais un espérance.
De retrouver mon pierre en arrivant en France,
Et jusqu'à tout à l'heure encore je lai cur.
Je ne l'ai pas vu mort. Il avait disparu.
C'était un soir, voilà quatre ans, devant la rade
De Saint-Pierre... (hélas! Oui, le nom du camarade!)
Ah! Quel combat! Jamais, depuis les temps jadis,
On n'a vu le pareil, jamais. Un contre dix!
Notre bateau tout seul contre une flotte entière!
Et l'on avait du sang jusqu'à la jarretière.
Mais quoi! Quand notre pont ne fut plus qu'un débris,
Il fallut bien céder; et le bateau fut pris.
Moi, je passai pour mort. A l'eau! Comment, sur terre,
Je me retrouvai, seul et ranimé, mystère!
Mais lui, lui, je l'ai vu, sur le gaillard d'avant,
Entouré d'Espagnols, tenant tête, et vivant.
En tombant je pensais: «Ça va bien; il les charge;
Sur un bout d'aviron il gagnera le large.»
Hélas! A Saint-Domingue on ne le revit plus.
Alors je me suis dit: «Peut-être que le flux
L'a conduit vers des gens qui retournaient en France.»
Qu'il y restât depuis, j'en eus de la souffrance.
Il devait revenir avec nous; c'était mieux.
Cependant je songeais: «Il est là-bas, joyeux,
Avec son bon grand-père et sa belle cousine.
Il a vu mes parents, car ma ville est voisine.»
Et je rentre, et je crois le trouver, et voilà:
Me vieux parents sont morts, et Pierre n'est pas là.

MARIE-ANNE
Ah! Le pauvre grand-père, hélas! Comment s'y prendre
Pour lui dire...? Et pourtant...

JACQUEMIN
D'autant que je dois rendre
A qui de droit, et par conséquent à l'ancien,
Ce qu'a laissé le gas. Ce coffre était le sien,
Et je l'ai repèché par bonheur à mer basse.
(Il dèfait son baluchon et en tire un à un des objets.)
Du linge, un boujaron fait d'une calebasse,
Un brin de buis breton, et ce vieux chapelet
De Saint-Malo, voilà l'héritague au complet.

MARIE-ANNE, considérant le chapelet.
C'est bien son chapelet. On en avait la paire.
Il emporta l'un. L'autre est celui du grand-père.

JACQUEMIN
L'ancien aura les deux maintenant.

MARIE-ANNE
Quel métier!
Voir de son petit-fils un grand-père héritier!
Si ce n'est pas injuste!
(Montrant le poing à la mer.)
Oh! La mer inhumaine!

JACQUEMIN
Je la reprends pourtant, moi, dans une semaine.
Que voulez-vous! On est marin. Triste ou joyeux.
C'est encore à la mer qu'un marin vit le mieux.
Le vent souffle. Adieu vat! Et vogue la flibuste!
Pourtant, cette fois-ci... Ce qui me tarabuste,
C'est d'apprendre à l'ancien que l'autre trépassa.
Je ne saurai jamais comment lui dire ça.

MARIE-ANNE
Bien sûr, dame! Ça va lui faire une secousse.
Il en moura.

JACQUEMIN, insinuant et gêné.
Mais vous!... Une femme est plus douce.
Elle trouve des mois câlins et fins voiliers.
C'est lâche, n'est-ce pas? Mais..., si vous lui parliez,
Pour commencer, un peu.... Le premier abordage....,
Sans lui dire qu'on l'a hissé par un cordage,
Ni même qu'il est mort, dame, bien entendu;
Mais comme quoi voilà son bien, qu'il s'est perdu,
Qu'à la bataille il fut le plus brave des braves,
Qu'il ne reste plus rien de lui que ces épaves,
Enfin, ce que j'ai dit, mais mieux, et tendrement,
Pour que le coup de mer s'étale en flot dormant.

MARIE-ANNE
Oui, oui, je tâcherai. J'arrangerai l'histoire.

JACQUEMIN
D'ailleurs, c'est bien compris: la mort n'est pas notoire.

MARIE-ANNE
Sùre, quand même.

JACQUEMIN
Oui donc, c'est comme si, pas moins.

MARIE-ANNE, montrant les objects tirés du baluchon.
Puis, les objects son là, qui servent de témoins.

JACQUEMIN
Mais, ne les montrez pa d'abord.

MARIE-ANNE, les enveloppant dans le filet.
Soyez sans crainte;
Je les découvrirai quand j'y serai contrainte,
Pas avant.
(On entend des pas au dehors.)
Est-ce lui? J'entends quelqu'un marcher
Au bas de la rue.
(Regardant au dehors.)
Oui.
(Poussant Jacquemin vers la porte de gauche.)
Entrez là vous cacher.
A vous voir si tremblant, j'ai peur qu'il ne comprenne.
Allez!
(Elle l'enferme dans la chambre de gauche.)


SCÈNE V

MARIE-ANNE, seule.

Le jour a baissé peu à peu vers le milieu de la scène 
précédente, et la nuit continue à venir jusqu'à la fin de l'acte.

Comment me faire une mine sereine,
Moi-même? J'ai le cœur si gros! Mais, plus d'émoi!
Soyons brave. Jésus, Marie, inspirez-moi.
Par bonheur, le jour baisse. Ainsi sur mon visage
On lira moins d'abord le funèbre presage.
(Tout en parlant, elle s'est assise sur un escabeau.)


SCÈNE VI

MARIE-ANNE, LEGOËZ, JANIK

LEGOËZ, entrant et allant vers l'âtre.
Ouf! Je sui las.

JANIK, entrée derrière lui.
Dame!

LEGOËZ, s'asseyant dans l'âtre.
Ouf! Que c'est bon de s'asseoir!
(Après un moment de silence.)
Toujours rien! Ce n'est pas encore pour ce soir.
Ce sera pour demain, après-demain, n'importe!
L'espoir qu'emporte un jour, un autre le rapporte.
Puis, aussi bien, la mer est bourrue aujourd'hui.

MARIE-ANNE, sans se lever.
Et si l'on vous donnait des nouvelles de lui!..

LEGOËZ
Du gas?... vous en avez?
(Il court à elle.)

MARIE-ANNE
Peut-être.

JANIK, la pressant.
Dis. Oh! Vite,
Vite, maman.

LEGOËZ, impatient.
Oui.
(A Marie-Anne qui détourne la tête.)
Mais... votre regard m'évite.
Les nouvelles sont donc mauvaises?


MARIE-ANNE, le voyant chanceler.
Non, non point.

LEGOËZ
Ah! Je respire!... Alors?

JANIK
Dis!

MARIE-ANNE
Mais de point en point
Laissez-moi vous conter... L'histoire est longue.

JANIK
Abrège.

LEGOËZ, s'exaltant.
Enfin, il vit, bien sûr il vit.

MARIE-ANNE
Que vous dirais-je?

LEGOËZ, s'exaltant de plus en plus.
Pardieu, s'il était mort, sans biais superflus
Vous m'auriez dit: «La chose est la chose. Il n'est plus.»
Mais non, non! Rendons grâce à la bonté divine.
Il vit!

JANIK, anxieuse, à sa mère.
Oui, n'est-ce pas?

MARIE-ANNE, très émue.
Ecoutez...

LEGOËZ, à Janik, en montrant Marie-Anne.
Je devine.
Elle a bon cœur, tu sais, Janik; elle a jugé
Qu'un bonheur trop soudain me rendrait fou, que j'ai
Le chef près du bonnet, que je mourrais de joie
En le voyant! Alors, avant que je le voie,
Elle veut préparer le choc tout doucement.

JANIK, qu'il tient embrassée.
C'est cela, c'est cela. Sois béni, Dieu clément
Il est revenu.

MARIE-ANNE
Mais...

JANIK
O ma mère chérie,
Quel bonheur!

MARIE-ANNE
Cependant...

LEGOËZ, à Marie-Anne.
Regardez, je vous prie;
Je suis calme. Si j'ai des larmes dans les yeux,
Si mes mains tremblent, c'est parce que je suis vieux.
Mais je suis fort aussi. N'ayez pas peur!

JANIK, qui a découvert le baluchon caché sous le filet.
Grand-père,
Tiens! Un coffre! Voilà des preuves, çà, j'espère.

MARIE-ANNE, à part.
Comment faire?

JANIK, à Legoëz qui considère avec elle les objets.
Du buis!

LEGOËZ
Et mon vieux chapelet!
(Il le baise.)

MARIE-ANNE, à part, regardant vers la gauche.
Il faut qu'il dise, lui, la chose comme elle est.
(Avec un geste décidé, en allant vers la porte de gauche.)
Oui!

LEGOËZ, les bras au ciel.
J'aurai donc sa main pour fermer ma paupière!

MARIE-ANNE, ouvrant la porte de gauche, à Jacquemin.
Venez; vite.


SCÈNE VII
Les Mêmes, JACQUEMIN

JANIK, apercevant Jacquemin qui entre.
C'est lui.

LEGOËZ, courant vers Jacquemin.
Mon petit gas, mon Pierre,
Mon enfant!

MARIE-ANNE, stupéfaite.
Dieu!

JACQUEMIN, ne sachant que dire.
Mais...

MARIE-ANNE, bas, à Jacquemin.
Tant pis! Dites comme lui.

LEGOËZ, à Jacquemin.
Mais embrasse-moi donc. Je suis ton grand-père.

JACQUEMIN, en hésitant.
Oui,
Grand-père.

LEGOËZ, après l'avoir longuement embrassé.
Et tu n'as pas oublié, j'imagine,
La petite Janik, ta cousine?
(Il le pousse vers elle.)

JACQUEMIN, prenant la main qu'elle lui tend.
Cousine..

LEGOËZ, le voyant tout interdit.
Dame, quand tu partis, vous n'étiez pas bien grands
L'un ni l'autre, hein? Toi, dix ans; elle quatre ans.
On pousse. On change. A peine on peut se reconnaitre.
Comme te voilà dru! Viens près de la fenêtre,
Viens, petit, qu'a loisir je te regarde mieux.
(Il l'y conduit et le considère.)
C'est qu'à présent, sais-tu, je n'ai plus de bons yeux.
Tout de même, c'est bien mon gas, fils de vrais hommes.
A vingt-cinq ans, ma bru, voilà comme nous sommes,
Nous autres!... Seulement, tu n'es pas bien hardi.
Tu ne dis rien.

MARIE-ANNE
Il est un peu comme étourdi.
Son arrivée!... Et puis...

LEGOËZ, clignant de l'œil.
Janik que le regarde,
N'est-ce pas? Et moi qui bavarde, qui bavarde!
Ah! C'est que j'ai besoin de parler, moi, bon Dieu!
Je voudrais dire à tous: Je l'ai, je l'ai, mon fieu!

JANIK
Grand-père, à nos voisins si l'on contait la chose?

LEGOËZ
Oui donc. Viens, Pierre!

MARIE-ANNE
Non; laissez, qu'il se repose.
Il arrivait à pied de Granville.

LEGOËZ
En ce sas,
Resons.

MARIE-ANNE
Allez-y, vous.

JACQUEMIN
Oui.

LEGOËZ
Tu le veux, mon gas.
Viens, Janik. Les amis ont droit à notre fête.
(Il sort en entrainant Janik.)


SCÈNE VIII

MARIE-ANNE, JACQUEMIN

JACQUEMIN, anéanti.
Et, puis, comment sortir de là?

MARIE-ANNE
L'erreur est faite.
Dire la vérité maintenant, pas moyen. 

JACQUEMIN
Alors?

MARIE-ANNE, résolument.
Vous repartez quand?

JACQUEMIN
Dans cinq, six jours.

MARIE-ANNE
Bien!
Il faudra jusque-là respecter sa folie.
Puis vous prétexterez un pacte qui vous lie.
Ces partes-là, pour un vieux marin, sont sacrés.
Il n'osera rien dire, et vous repartirez.
Mais, croyant avoir vu son fils, l'âme contente,
Il vieillira, tranquille, en sa nouvelle attente,
Avec votre mémoire emplissant la maison.

JACQUEMIN
Je ne peux pas, vraiment. C'est une trahison.
Quoi, tromper ce brave homme ainsi! Lui faire un conte...

MARIE-ANNE
Devant Dieu que m'entend, je prends tout à mon compte.
Et si c'est un péché, qu'il retombe sur moi!

JACQUEMIN
Soit! J'obéirai.


SCÈNE IX

Les Mêmes, LEGOËZ, JANIK, des pêcheurs, vieux, vieilles, filles, enfants

LEGOËZ, de la porte, en montrant Jacquemin, à un vieux pêcheur.
Tiens, regarde.

LE VIEUX PÊCHEUR
C'est Pierre. Qu'il est grand!

UNE JEUNE FILLE
Comme il a bonne grâce!

LEGOËZ, au premier vieux pêcheur.
Un vrai marin!

LE PREMIER VIEUX PÊCHEUR
Oui donc.
(A Jacquemin.)
Viens ça, que je t'embrasse.
Ah! Je t'ai fait sauter des fois sur mes genoux!

UN AUTRE VIEUX PÊCHEUR
Et moi donc! Il était toujours fourré chez nous!

LE PREMIER VIEUX PÊCHEUR
Il ne nous connait plus.

LEGOËZ
Dame! Quinze ans d'absence!

UNE TRÈS VIEILLE FEMME, appuyée sur sa canne.
Je ne l'ai plus revu, moi, depuis sa naissance;
Mais c'était déjà bien l gaillard que voici.

TOUS, riant.
Ah! Ah!

LA JEUNE FILLE, à Janik.
Dis donc, Janik, veux-tu changer?

JANIK, gaîment.
Merci.

LEGOËZ
Enfants, fêtons mon gas en attendant les vôtres.
(On entend des accords de biniou venant de la rue.)

JANIK
Mon père, dans la rue on entend la cadence
Des joueurs de biniou.
Ils on su la nouvelle et viennent pour qu'on danse.

LEGOËZ
Eh bien! Dansez!

TOUS
You! You!

(Entrent les joueurs de biniou et l'on danse une sabotière.) 




Preliminaries | Act I | Act II | Act III


Input by Lyle Neff, July 1997