Libretto by JEAN RICHEPIN, after his play
LE FLIBUSTIER ACTE DEUXIÈME SCÈNE PREMIÈRE LEGOËZ, JACQUEMIN, JANIK, MARIE-ANNE Ils sont à table, achevant le repas de midi: le grand-père entre Janik et Jacquemin, et Maria-Anne près de sa fille. Avec la famille, une dizaine d'amis sont à table, qui reprennent en chœur quelques répliques. JACQUEMIN Une autre fois, c'était près de la Guadeloupe, Avec trois bâtiments, trois, dont une chaloupe, Nous avons déconfit (et, je vous en réponds, Bellement) douze nefs, je dis douze, à trois ponts. LEGOËZ, cognant la table du poing. Ah! par exemple, non! Là, le gas nous en conte. JACQUEMIN Du tout. LEGOËZ Ces Espagnols! Ils n'avaient pas de honte! Douze vaisseaux, quand vous, vous n'en aviez que trois! JACQUEMIN Trois. LEGOËZ Et vous les avez battus? JACQUEMIN Un peu, je crois Tous tués! MARIE-ANNE ET JANIK, avec un mouvement d'effroi. Oh! JACQUEMIN Ce sont des âmes scélérates. Songez! Nous traiter, nous, des marins, en pirates! Qui tombait dans leurs mains vivant, était pendu. Mais c'était, comme on dit, mal prêté, bien rendu; Car de leur douze nefs, il n'en resta pas une, Et la mer, ce soir-là, quoiqu'il fit clair de lune, Fut rouge et toute en feu comme au soleil couchant. MARIE-ANNE C'est affreux. JANIK, bas, à sa mère. Tout de même, il n'a pas l'air méchant, Regarde. LEGOËZ Et les Anglais, tu ne m'en parles guère? JACQUEMIN Mais c'est aux Espagnols que nous faisions la guerre. LEGOËZ Tant pis! J'aimerais mieux si c'était aux Anglais. JACQUEMIN Nous leur avons aussi chanté quelques couplets A l'occasion. LEGOËZ Bon! Et salés, je suppose? JACQUEMIN Oui. LEGOËZ Dis un peu. JACQUEMIN Mais c'est encor la même chose: Avec le flibustiers, c'est toujours au refrain L'autre qui danse, et nous qui jouons du crinerin. JANIK, bas, à sa mère. Tu vois comme il est gai, ma mère, autant que brave. LEGOËZ, à sa bru. Marie-Anne, allez donc nous quérir à la cave Du vin. (Marie-Anne se lève et se dirige vers la porte de gauche. A Jacquemin:) Ça fait couler le cidre. JACQUEMIN Merci, non. LEGOËZ, à Marie-Anne qui s'est arrêtée. Allez quand même. MARIE-ANNE Oui, oui. (Elle sort par la porte de gauche.) SCÈNE II Les Mêmes, moins MARIE-ANNE. LEGOËZ, à Jacquemin. C'est un vin de renom. Il me vient de Bordeaux. JACQUEMIN Quand il viendrait de Rome, Il ne vaut point le cidre, âpre et fleurant la pomme. Ah! J'en ai bu, là-bas, toutes sortes de vins, Pris sur les Espagnols, des plus vieux, des plus fins, Alicante, Xèrès, Porto; que sais-je encore! Mais nul, de quelque nom fameaux qu'on le décore, Ne m'a fait oublier la boisson des aïeux, Ce bon cidre breton, raide au cœur, clair aux yeux, Qui vous regaillardit le courage et la mine, Et qui, lorsqu'un rayon de soleil l'illumine, Ressemble aux cheveaux d'or des filles du pays. LEGOËZ, à Janik. Te voilà bouche bée et les yeux ébahis, Janik! Ah! Le matin te tient dans son sillage. On apprend à parler, vois-tu, quand on voyage. JANIK, rougissant. Mais, grand-père,... JACQUEMIN, troublé. Pardon, j'ai trop parlé. LEGOËZ Non point. Toutes voiles dehors! Ne cherche plus le point, Tu l'as trouvé Navigne au plus près sans attendre. (Le poussant du coude.) Va donc, roucoule-lui quelque chose de tendre. JACQUEMIN, très gêné et respectueux, à Janik. Croyez bien... JANIK, même jeu. Je vous crois, mon cousin. LEGOËZ Sont-ils fous! Ah! ça, voulez-vous bien ne pas vous dire vous! Quels drôles d'amoureux, tout confits en vergogne! (A Jacquemin.) De mon temps, on mettait plus d'âme à la besogne; Et, tout vieux que je suis, je t'y ferais quinaud. Benèt, va! SCÈNE III Les Mêmes, MARIE-ANNE. MARIE-ANNE, rentrant avec une bouteille. Qu'avez-vous? Quoi donc? LEGOËZ, lui montrant successivement Janik et Jacquemin. Cet air penaud, Regardez-moi, le nez baissé, sans rien répondre; Et l'autre qui rougit comme un coq prêt à pondre. MARIE-ANNE Mais pourquoi? LEGOËZ Parce qu'ils ont peur de se choyer, Que je leur dis de rire et de se tutoyer, Et qu'ils trouvent cela très mal, à ce qu'il semble. (Il débouche la bouteille et verse du vin.) MARIE-ANNE Voilà si peu de temps, vraiment, qu'ils sont ensemble. LEGOËZ Eh! bon Dieu! sont-ils pas unis depuis quinze ans! Et quand se diront-ils des mots doux et plaisants, Si, pour le peu de jours que le gas reste à terre, L'un ne veut point parler et l'autre doit se taire? (lui montrant Janik, très émue.) Voyez sa joue en floraison. Nest-ce pas, ma Janik, que le vieux a raison, Et que les mots d'amour, malgré ton air farouche, Ont besoin de monter de ton cœur à ta bouche? Et n'eût-on que trois jours à s'aimer, il est sage, Quand Dieu veut les offrir, de les prendre au passage. Allons, parle. Il n'est pas à ton goût, donc, mon gas? Beau? Fier? JANIK, baissant les yeux. Je ne dis pas. LEGOËZ Comment! Tu ne dis pas! Alors il est vilain? JANIK Non, dame. LEGOËZ Sans courage? JANIK Oh! non. LEGOËZ Mauvais marin renâclant à l'ouvrage? JANIK Je ne crois pas. LEGOËZ Enfin, quoi! Tel que le voici. Il n'a pas l'agrément de te plaire. JANIK, naïvement. Mais si. LEGOËZ, triomphant. Allons donc! MARIE-ANNE, à part. Que fait-il? LEGOËZ, à Jacquemin. Et toi, la bouche close. Tu ne te sens pas là pour elle quelque chose? Elle n'a pas bon air, bon cœur, l'esprit subtil, Des yeux?... Ah! mon gaillard, comment te les faut-il, Si devant ces yeux-là, plus clairs que des étoiles, Tu n'as pas l'âme en fête et du vent dans les voiles? MARIE-ANNE Mais... LEGOËZ Taisez-vous, ma bru. MARIE-ANNE Pourtant... LEGOËZ Faites un nez D'une aune, il ne m'en chaut. C'est vous que les gênez, Vous voyez bien. MARIE-ANNE Comment? LEGOËZ Oui, vous. Et moi de même. Il faut être à deux, seuls, pour se dire: je t'aime. Tiens! je n'ai pas encor fait mon tour sur le quai. Allons! (Il se lève, et tous l'imitent.) Mais j'ai besoin d'être un brin remorqué Aujourd'hui. Cidre, vin, le tout si délectable! (Prenant les bras de Marie-Anne.) Votre bras. MARIE-ANNE, montrant la table à desservir. Mais... LEGOËZ Ils vont débarrasser la table, Laissez. MARIE-ANNE Quoi! LEGOËZ Venez donc! MARIE-ANNE, voulant aller parler à Janik. Janik..., LEGOËZ, entrainant dehors Marie-Anne. Elle a vingt ans. N'empêcuez pas les fleurs de pousser au printemps. (Ils sortent tous le deux. Après le départ de Legoëz et de Marie-Anne, les amis chantent le chœur suivant, sur lequel ils sortent:) CHŒUR Laissons à nos amoureux Tout le temps d'être heureux. Laissons le timide amant Se hâter lentement. Chacun fait à sa façon Son métier de garçon. L'un est vif et l'autre est lent. L'autre est souvent tout tremblant. Pour commencer l'un s'y prend bien Par un fort grave entretien. L'autre pour tout boniment, Marche au but crânement. Gare! mon bel amoureux! Ne sois pas si peureux! Ohé! Pousse de l'avant! Bon courage et bon vent! SCÈNE IV JACQUEMIN, JANIK Ils sont chacun d'un côte de la scène, parlant à part soi, tandis que Janik dessert la table et range les objects dans le buffet. JACQUEMIN, à part, en faisant machinalement du filet. Elle doit me trouver stupide. Mais que faire? Il fallait tout lui dire. Or, la maman préfère Qu'elle ne sache pas que nous avons menti. Elle l'en instruira quand je serai parti, Dit-elle. En attendant, j'ai l'air d'un Nicodème A rester là tout coi, sans lui dire: je t'aime. JANIK, à part. Pour un brave à trois brins, batailleur sans quartier, Mon Dieu! comme c'est donc timide, un flibustier! Je ne peux pourtant pas lui parler la première. JACQUEMIN, à part, la regardant aller et venir. Qu'elle est gentille! Quels geaux yeux pleins de lumière! Comme j'aurais béni le ciel à deux genoux De trouver la pareille en revenant chez nous! Mais non. Je n'étais plus attendu par personne. Ni parents, ni promise, hélas! JANIK, à part. Il se raisonne: Car les vrais amoureux sont les plus hésitants. Il va se décider. Mais il y met le temps Tout de même. (Toussottant.) Heum! heum! JACQUEMIN, à part. Mon silence est étrange, Je le vois bien. Mais quoi? Que lui dire? O cher ange, Si j'en avais le droit, combien je t'aimerais! JANIK, à part. Il faudra que ce soit moi qui fasse les frais. Ah! c'est trop fort!... Enfin!... (A haute voix.) Vous ne bavardez guères, Mon cousin. JACQUEMIN, à voix étranglée. Non. JANIK Tantôt, en racontant vos guerres, Vous n'aviez pas si peur de desserrer les dents. JACQUEMIN, même jeu. Sans doute. JANIK, debout sur en escabeau, près du buffet. Aidez-moi donc à mettre là-dedans. Ces plats. (Elle lui désigne deux grands plats restés sur la table près de l'âtre.) Il faut s'apprendre à faire le ménage. JACQUEMIN, les apportant, et tout rouge. Voilà. JANIK, toujours perchée sur l'escabeau. Mais qu'avez-vous? Vous semblez tout en nage. Pour si peu! Ce n'est pas bien lourd, voyons, pourtant! JACQUEMIN, se passant la main sur le front. Le cidre, peut-être. JANIK, toujour sur l'escabeau. Oh! On n'en a pas bu tant! Et puis, il no doit pas donner si triste mine, Puisqu'il ressemble, quand le soleil l'illumine, Aux cheveux d'or... (Elle saute à terre en s'appuyant sur l'épaule de Jacquemin.) JACQUEMIN, vivement. C'est vrai, comme le vôtres, oui. JANIK, rieuse. Tiens! voilà la raison de votre air ébloui? JACQUEMIN Oui, c'est... (A part, avec douleur.) Ah! ne pouvoir avouer que je l'aime! JANIK Mais vous étiez tout rouge et vous voici tout blême. Pourquoi? JACQUEMIN Je na sais pas. JANIK, modestement. Peut être vous trouvez Que je vous parle avec des mots peu réservés, Que je suis curieuse et bavarde? JACQUEMIN Non, certes. JANIK, de loin. Dites-moi, mon cousin, pendant les nuits désertes, Là-bas, quand vous étiez à la barre tout seul, A quoi pensiez-vous? JACQUEMIN Mais... au pays..., à l'aïeul, Au vieux ciel de Bretagne..., à la maison laissée... JANIK Et... c'est tout? JACQUEMIN, après un silence. Oui. JANIK Jamais à votre fiancée? JACQUEMIN, d'un air contraint. Si, si, bien sûr. JANIK, se rapprochant un peu. Et vous n'entendiez pas, souvent, La chanson que le soir elle chantait au vent, Lui confiant son cœur avec sa ritournelle Afin qu'il les portât jusqu'à vous sur son aile? JACQUEMIN, de plus en plus troublé. Janik!... JANIK, se rapprochant encore. Et le matin, quand le jour arrivait, N'avez-vous jamais lu les mots qu'elle écrivait Sur les nuages blancs comme son espérance Que s'en allaient vers vous et qui venaient de France? JACQUEMIN Janik, ne parlez pas ainsi, non, par pitié! JANIK Je ne fais rien de mal. C'est de notre amitié Que je parle. La chose est toute naturelle. JACQUEMIN, se sauvant d'elle, à part. Ah! l'aimer n'était rien! Mais être aimé par elle! JANIK Pourquoi me fuyez-vous? Que dites-vous tout bas? Mon cousin!... Pierre! (Voyant qu'il s'éloigne encore davantage.) Hélas! Pierre! (Se laissant tomber désespérée sur une chaise.) Il ne m'aime pas. JACQUEMIN Mademoiselle... Oh! mais, pardon. Je me retire. Je crains... JANIK, le retenant d'un regard suppliant. Pour m'infliger un si cruel martyre Que vous ai-je donc fait? Quoi, depuis si longtemps C'est à lui que je rêve et c'est lui que j'attends! Ah! filles de marins, quel destin que le nôtre! On nous oublie ainsi. (Douloureusement et timidement.) N'est-ce pas? JACQUEMIN, résolument. Pour ça non, personne autre. JANIK Vraiment? JACQUEMIN Personne autre, Janik, je vous en fais serment. JANIK Alors?... Alors, Janik vous déplait? JACQUEMIN, à part. O souffrance! Faut-il la laisser croire à mon indifférence, Quand je l'aime, quand là, d'un seul mot, je pourrais!... Mais je ne le dois pas. (A voix haute avec courage et tristesse.) Ecoutez bien. Après Mon départ vous saurez qu'il m'était impossible De vous dire pourquoi j'ai l'air d'être insensible... JANIK, joyeuse. Vous ne l'êtes donc pas? JACQUEMIN, effrayé. Grand Dieu! J'en ai trop dit. JANIK, tout à fait ravie. Il m'aime!... Vous m'aimez! JACQUEMIN, désespéré. Ah! je suis un bandit, Un misérable! JANIK Quoi? que dites-vous? JACQUEMIN Un drôle! Abuser d'une erreur! Jouer l'infàme rôle D'un coquin qui se laisse aimer sous un faux nom! C'est lâche. C'est affreux. Je ne veux pas, non, non. JANIK, épouvantée. Je ne vous comprends pas. Quel accès de folie?... JACQUEMIN, d'une voix haletante. Ne me condamnez pas, vous, je vous en supplie! Car ce n'est point ma faute. Il fallait bien mentir pour le grand-père. Et puis, je devais repartir Dans cinq jours. La chose enfin fut décidée Si vite, que je dus obéir sans remord.... Pouvait-on dire au vieux que son gas était mort? JANIK Ciel! Mort!... Mais alors, vous!... Un étranger!... Surprendre Mes aveux! (Elle se cache la tête dans ses mains.) JACQUEMIN Ah! je sais que je dois vous le rendre; Et vous avez bien vu tout mon cœur révolté Contre ce vol, commis malgré ma volonté. Oh! dites-moi que vous m'en croyez incapable, Que ce crime, dont seul le hasard est coupable, Vous n'en accusez pas le pauvre Jacquemin, Et que vous consentez à lui serrer la main, Car c'est la main d'un bon garçon, digne d'estime, Qui d'un sort malchanceux, comme vous, fut victime, Mais qui vaut qu'on en garde un loyal souvenir Quand il sera parti pour ne plus revenir. JANIK, prenant la main qu'il lui a tendue. Je ne vous en veux pas, non. (Accablée.) Mais je vous en prie, Laissez-moi seule. J'ai l'âme toute meurtire. (Elle tombe assise en pleurant.) JACQUEMIN Du calme! S'il allait rentrer à la maison, L'ancien comprendrait tout. JANIK, se ressaisissant un peu. Oui, vous avez raison. Allez le retrouver, vous. Bercez sa chimère, Il le faut... Ne laissez rien voir... Priez ma mère De venir près de moi, si c'est possible, un peu. Dites-le lui tout bas, n'est-ce pas. (Eclatant en sanglot.) Ah! mon Dieu! JACQUEMIN, voulant s'approcher pour la consoler. Mais... JANIK Allez. Je serai plus forte tout à l'heure. (Elle se rejette contre la table, la face dans ses mains.) JACQUEMIN, du seuil, la contemplant. Heureux les morts qui sont aimés, car on les pleure! (Il sort désespéré, tandis qu'ell reste immobile, à sangloter toute seule.) SCÈNE V JANIK JANIK, seule, se redressant brusquement. Voyons, ce que j'éprouve est mal. C'est insensé. C'est criminel. Mon Pierre est mort, mon fiancé; Et ce n'est pas sa mort qui fait couler mes larmes. Non, toutes mes rancœurs et toutes mes alarmes Sont pour l'autre. On plutôt (je suis folle, vraiment!) Cet autre, un étranger, il me semble qu'il ment Quand il dit que ce n'est pas Pierre qu'il se nomme. Je le voyais pareil à lui, le fier jeune homme Que j'ai fidèlement si longtemps attendu. Comment croire, l'ayant trouvé, qu'il est perdu? En vain je fais effort à distinguer moi-même L'un de l'autre. Il n'est qu'un, lui que j'aime et qui m'aime. Tel je l'avais rêvé, tel il est revenu. Il n'est pas mort. Il vit! Car je l'ai reconnu. Ah! je n'ai pourtant pas une âme de parjure. Sainte Vierge, à mes vœux je ne fais pas injure, Et je tiens bravement tout ce que promets, Puisqu'en l'aimant ainsi, c'est Pierre que j'aimais. SCÈNE VI JANIK, MARIE-ANNE MARIE-ANNE, entrant vite. Janik! JANIK, se jetant dans les pras de sa mère. Ma mère! MARIE-ANNE Il t'a tout dit, je le devine. JANIK Oui, tout. MARIE-ANNE Ce pauvre Pierre! Hélas! la main divine Aura jusqu'à la fin été dure pour nous. Mais, comme dit grand-père, il faut à deux genoux, Sans se plaindre, accepter tous les maux qu'elle envoie. Bien heureux qu'on nous laisse encore cette joie D'épargner au vieillard le coup dont il mourrait! JANIK, tristement. Pourquoi ne m'as-tu pas contié ce secret Tout de suite? Pourquoi m'avoir aussi trompée? MARIE-ANNE Je craignais que du coup tu ne fusses frappée Toi-même. Tout cela s'est fait si brusquement! Ton bonheur fut si vif dans le premier moment! Te confier la chose alors, c'était te rendre Si triste! Et le grand-père ainsi pouvait l'apprendre. JANIK Tu crus bien faire, hélas! Et tu fis mal, ma mère. Après tant de bonheur ma peine est plus amère. (éclatant) Ah! c'est ta faute, Ma mère! Que veux-tu? J'ai cru que c'était lui, Et je l'aime à présent. MARIE-ANNE Qui? Jacquemin? JANIK Mais oui. Je n'ai fait qu'obéir à mon serment tenu. MARIE-ANNE Pardonne-moi, Janik. J'ai manqué de prudence, C'est vrai. (Se détachant d'elle, et à part.) Mais, après tout, qui sait? La Providence A de secrets dètours et ne fait rien en vain. Qui sait si ce n'est point par un ordre divin?... (Revenant à Janik.) Il t'aime, n'est-ce pas? JANIK J'en ai la certitude. Il ne me l'a pas dit: mais tout, son attitude, Sa peur, sa voix tremblante et son regard troublé, Et jusqu'à son silence enfin, tout m'a parlé. Il m'aime d'un amour profond, sincère et tendre; Et plus il s'est gardé de la laisser entendre, Plus je l'aime. Si tu savais comme il est grand, Généreux, bon, loyal, brave, et comme il comprend Tout ce que nous faisons pour le pauvre grand-père, Et comme il l'aimerait!... Mais qu'est-ce que j'espère? Je suis folle. MARIE-ANNE Non pas. JANIK Quoi? Que dis-tu? MARIE-ANNE Ma Janik, ton bonheur evant tout, il le faut. Si je l'accepte ainsi, que Dieu me le pardonne! Mais il semble que c'est sa main qui te le donne. Il nous le doit, vois-tu, pour payer tant de morts. Va, ma fille, tu peux la cueillir sans remords, La fleur d'espoir par Dieu lui-même ensemencée. Avec l'homme que veut ton cœur, sois fiancée. JANIK, ravie. Oh! mère!... Mais comment?... MARIE-ANNE Bon, n'aie aucun émoi. J'arrangerai. SCÈNE VII Les Même, PIERRE PIERRE, en costume de chercheur d'or, culotte et guétres du cuir, grand sombrero à la main. Bonjour, la famille! C'est moi. MARIE-ANNE Grand Dieu! JANIK, épouvantée Qui, lui? PIERRE Moi, donc. JANIK, à sa mère. Qu'est-ce que veut cet homme. Ma mère? PIERRE, s'avançant vers Janik. N'est-ce pas Janik, vous, qu'on vous nomme? JANIK Oui, mais... PIERRE Eh bien! pourquoi ces airs épouvantés Je suis suis votre cousin, Pierre. JANIK Oh! non. Vous mentéz. PIERRE Ah! Par exemple, si je mens, que Dieu me damne! Regardez-moi, voyons, ma tante Marie-Anne. JANIK O ma mère, dis-moi que c'est un étranger, Je t'en prie. PIERRE En quinze ans d'absence on peut changer. D'ailleurs, quand je partis, Janik était gamine. Mais vous, ma tante, vous! MARIE-ANNE Oui, plus je l'examine... PIERRE Vous me reconnaissez! Quelle est donc la raison De m'accueillir comme un intrus dans ma maison? MARIE-ANNE Pardon! Je vous dirai la chose tout à l'heure. JANIK Mais c'est donc vrai! (Elle pleure.) Mon Dieu! qu'ai-je fait? PIERRE Elle pleure! Comment! Quand je reviens enfin, riche et joyeux, Avec de l'or pour vous et pour le pauvre vieux. Où donc est-il, mon brave ancien, que je l'embrasse? Celui-là n'est pas homme à renier sa race; Et s'il pleure, lui qui m'aimait si tendrement, Ce sera dans mes bras et de ravissement. JANIK, à part. Hélas! Combien je suis envers lui criminelle! MARIE-ANNE Écoutez, Pierre. Par la justice éternelle Je vous jure que si nos cœurs semblent navrés... Mais quand vous saurez tout, vous nous pardonnerez. La hasard a tout fait. Le crime n'est point nôtre. PIERRE Quel crime? MARIE-ANNE Voici. JANIK, qui s'était reculée jusqu'à la fenêtre. Ciel! le grand-père! (Se cachant la face dans le mains.) Avec l'autre! PIERRE, se dirigeant vers la porte. Grand-père... MARIE-ANNE, le retenant. Taisez-vous, que je lui parle avant. Par pitié! SCÈNE VIII Les Mêmes, LEGOËZ, puis JACQUEMIN LEGOËZ, dès le seuil. Tiens, quel est cet homme? JACQUEMIN, entré derrière lui, apercevant Pierre. Toi, vivant! (Courant pour se jeter dans les bras de Pierre.) Ah! que je suis content de te revoir, mon brave! PIERRE, l'arrêtant du geste. Pardon! D'un peu plus loin. JACQUEMIN Qu'as-tu donc? Cet air grave? (Il lui tend la main que Pierre ne prend pas.) PIERRE Je devine. JACQUEMIN Comment! Me refuser la main! PIERRE Je ne la serre pas aux traîtres, Jacquemin. LEGOËZ, qui a écouté jusque-là sans comprendre. Jacquemin! Que dit-il? MARRIE ANNE ET JANIK Mon Dieu! JACQUEMIN Mais... PIERRE C'est infâme. Je comprends. Il a dû vous dire... JACQUEMIN Sur mon âme, Je te fais serment, Pierre... LEGOËZ Ah! ça, vous êtes fous! (Montrant Jacquemin.) Lui, Pierre! De qui donc se moque-t-on? PIERRE, terrible. De vous. Oui, grand-père, de vous qu'a trompé cette engeance. Mais voici votre gas pour en tirer vengeance. LEGOËZ Vous? PIERRE Oui. LEGOËZ, se ruant vers Jacquemin et lui montrant Pierre. C'est lui mon gas? JACQUEMIN Oui, c'est lui. LEGOËZ Mais alors. Toi! Toi! JANIK, suppliante. Grand-père! MARIE-ANNE On va tout vous dire. LEGOËZ, à Jacquemin, d'une voix terrible. Dehors! Va-t'en! JACQUEMIN Ecoutez-moi. LEGOËZ Va-t'en sans plus attendre, Misérable! JACQUEMIN Entendez... LEGOËZ Je ne veux rien endendre. PIERRE M'avoir volé mon nom! LEGOËZ Mon cœur!... PIERRE C'est un bandit. JACQUEMIN, se révoltant. Ah! cependant... LEGOËZ Va-t'en, te dis-je, et sois maudit! MARIE-ANNE, courant à Legoëz. Souffrez pourtant que moi... LEGOËZ Non! Sa fourbe est trop claire. MARIE-ANNE, à Jacquemin, bas. Partez! Nous calmerons ensuite sa colère. JACQUEMIN M'en aller comme un gueux jeté sur le chemin! Oh! non, non! JANIK, allant à lui et sans être entendue des autres. Va, c'est toi que j'aime, Jacquemin. JANIK ET MARIE-ANNE, à Jacquemin. Obéis! c'est Janik qui le réclame. Pense donc à ce qu'elle t'a dit. Certes, tu n'es pas un bandit. A toi seul, pauvre maudit, Est son âme. JACQUEMIN Je ferai ce que sa voix réclame Puisque après teut je suis innocent, Qu'importe de partir à présent, De fuir, chassé, maudit! J'ai son âme. LEGOËZ ET PIERRE Se jouer d'un vieillard! Abuser son âme! Mentir comme un traître, un pirate, un bandit! Va, sors, sois maudit! Sors, infâme!
Preliminaries | Act I | Act II | Act III
Input by Lyle Neff, July 1997