ALPHONSE ROYER & GUSTAVE VAEZ / GAETAN DONIZETTI | OperaGlass |
DEUXIÈME PARTIE Un salon gothique dans le château d'Asthon. SCÈNE PREMIÈRE ASTHON, GILBERT. Au lever du rideau, Asthon est assis, le coude appuyé sur une table; Gilbert, en costume de voyage, se tient debout, le chapeau à la main. ASTHON. Ainsi tu viens de France? GILBERT. Oui, maître, à l'instant même J'arrive. ASTHON. Et que fait-il, cet Edgard détesté? GILBERT. Il désespère et croit à l'infidélité De Lucie. ASTHON. A merveille. GILBERT. Et sans doute, elle l'aime, Prête toujours à vous désobéir? 5 ASTHON, se levant. C'est aujourd'hui, Gilbert, si tu me viens en aide, Qu'au lieu d'aimer Edgard elle va le haïr. GILBERT. Parlez. Selon votre ordre et votre bon plaisir J'ai déjà supprimé leurs lettres; bon remède Qu'un mutisme absolu pour les douleurs d'amour. 10 Que faut-il maintenant? ASTHON. L'anneau de fiancée Echangé par ma soeur dans le forêt, un jour... GILBERT. Pendant qu'Edgard dormait, l'âme d'amour bercée, J'ai dérobé ce gage; un habile ouvrier, Fort mal famé d'ailleurs, mais, du reste, bon diable, 15 Pour quelques pièces d'or m'en a fait un semblable Qui tromperait l'oeil d'un joaillier. Le voici. ASTHON. C'est bien. GILBERT. Mais il faut hâter. Edgard va revenir. ASTHON. Qu'importe? dès demain A lord Arthur Lucie aura donné sa main. 20 Je l'entends, elle vient... A cette porte close Tiens-toi prêt, cher Gilbert, et quand j'appellerai, Parais avec l'anneau... GILBERT. Que je lui montrerai. Il sort. SCÈNE II ASTHON, LUCIE, puis GILBERT. ASTHON. Je t'attendais, avance. J'espérais te trouver plus riante en ce jour, 25 Qui d'un illustre époux va consacrer l'amour... Tu gardes le silence? Duo. LUCIE. Quand mon coeur se désespère, Dévorant sa peine amère, Peux-tu donc voir, toi, mon frère, 30 Mes tortures sans effroi? Puisse Dieu dans sa colère Ne pas les venger sur toi! ASTHON. Ton Edgard t'a délaissée; Tu n'es plus sa fiancée; 35 Cet amour t'a rabaissée, Mais ton sort n'est point lié. Pour ton ardeur insensée Je dois être sans pitié. Un noble époux... LUCIE. Jamais! jamais! ASTHON. Lucie! 40 LUCIE. Edgard a reçu mon serment. ASTHON. Il t'oublie. LUCIE. Il m'aime; j'ai foi dans son voeu, Nous sommes unis devant Dieu. ASTHON. Qu'un dernier présent du traître Te le fasse enfin connaître. 45 Appelant. Gilbert! Il parait. Lucie se précipite au devant de lui; Gilbert, sans prononcer une parole, montre l'anneau à Lucie, qui jette un cri. LUCIE. L'effroi glace mon sang! ASTHON. Me crois-tu? LUCIE, consternée. Mon anneau! -- Sur moi la mort descend! Pleurant son absence, Au fond de ma souffrance, J'avais l'espérance 50 De son retour prochain. « Peut-être, me disais-je, oui, peut-être demain! » Hélas! adieu, croyance, Beau rêve! j'espérais en vain! Pendant ce cantabile, Gilbert remonte la scène et sort en échangeant des signes d'intelligence avec Asthon. ASTHON. L'ingrat te délaisse, 55 Son coeur sans noblesse Rit de ta faiblesse, De ton voeu surpris. Comprends ton offense; Que l'indifférence 60 Soit notre vengeance: Mépris pour mépris. LUCIE. L'ingrat me délaisse!... Trahir ma tendresse, Sa foi, sa promesse, 65 Voeux au ciel écrits Adieu l'espérance! Oh! de ma constance Son indifférence, Voilà donc le prix! 70 Fanfares au dehors. Qu'entends-je! ASTHON. La joie éclatante Au loin retentit. LUCIE. Qui donc? ASTHON. C'est ton époux! LUCIE. Grand Dieu! de l'épouvante Le froid me saisit. ASTHON. L'autel pour toi s'apprête... 75 LUCIE. La tombe au lieu de fête... L'effroi glace mon coeur. ASTHON. Viens, il y va de ma tête. Tu sais combien de ma faveur L'étoile est éclipsée: 80 Je veux relever la splendeur De ma gloire abaissée; De ma ruine Arthur peut seul me préserver. LUCIE. Et moi? ASTHON. Lui seul. LUCIE. Moi! ASTHON. Tu dois me sauver. LUCIE. Mon frère! 85 ASTHON. Viens à l'autel. LUCIE. Je vais quitter la terre. ASTHON. Viens tu dois me sauver. LUCIE. Non. ASTHON. Il le faut. LUCIE. O ciel! ASTHON. Entends-tu ces chants de fête? C'est ton hymen qui s'apprête. 90 Va de fleurs orner la tête; Tu peux être heureuse encor. Cède à mes voeux, ô Lucie! C'est ton frère qui supplie; Rends-moi la splendeur ravie; 95 Dans tes mains tu tiens mon sort. LUCIE. Ah! des pleurs au lieu de fête! Que le deuil voile ma tête, C'est ma tombe qui s'apprête; Le malheur, voilà mon sort. 100 Dieu! sous ma douleur je plie, Entends ma voix, qui supplie; Viens m'arracher à la vie; Pour bienfait j'entends la mort. Lucie s'éloigne chancelante. SCÈNE III ASTHON, SEIGNEURS et DAMES, PAYSANS DU CLAN; un peu après, ARTHUR. Finale. CHOEUR. Suivons l'amant qui nous conduit 105 Près d'une reine aimée, Près de l'épouse qu'il choisit, Des bois fleur embaumée. Qu'à notre choeur, à nos concerts, S'unisse tout ce qui chante; 110 Il faut que la fête bruyante Fatigue l'écho des airs. ARTHUR, à Asthon. L'envie avait voulu ternir L'éclat de ta bannière, Mais on la verra resplendir 115 Plus brillante et plus fière. Ta main. -- Viens sur mon coeur, Jurons-nous foi sincère; Je viens à toi comme un frère, Comme un frère, un défenseur. 120 REPRISE DU CHOEUR. Suivons l'amant qui nous conduit, etc. ARTHUR, à Asthon. Eh bien!.. Lucie... ASTHON. Heureuse, elle s'apprête, Peut-être un dernier soin l'arrête, Elle se pare avec orgueil. Mais d'une mère adorée 125 Elle quitte à peine le deuil. ARTHUR. Sa mémoire m'est sacrée. ASTHON. Sa perte est réparée Par un hymen qui nous rend tous heureux. ARTHUR. Frère, je doute... 130 Est-ce son coeur qu'elle écoute... Lucie?.. ASTHON. Eh quoi! ARTHUR. Que sais-je? Dans ses yeux Souvent j'ai vu des larmes Qu'elle cachait. ASTHON. Dissipez vos alarmes; De votre amour son coeur est glorieux. 135 LES SEIGNEURS et LES DAMES. Elle approche, c'est elle! ASTHON, à part. Quelle pâleur mortelle! SCÈNE IV LES MÊMES,LUCIE, amenée par LE MINISTRE. ASTHON, allant au devant de Lucie. Voici ton époux... (Bas.) Cruelle, Veux-tu me perdre? LUCIE, à part. O tourment! ARTHUR, à Lucie. Je mets le coeur le plus aimant 140 Aux pieds de la plus belle. ASTHON, allant vers la table. Avant d'aller à la chapelle, Il faut signer. A Arthur. Approche! ARTHUR. O doux moment! Asthon conduit par la main Lucie vers la table. LUCIE. Je marche au sacrifice... ASTHON, luis présentant la plume. N'hésite pas, signe... LUCIE, à part. O supplice!.. 145 Elle signe. Espoir, aux cieux précède-moi! LE MINISTRE. Elle paraît chanceler... ASTHON, à part. Je respire. LUCIE, se soutenant à peine. La force... me manque... j'expire. LE CHOEUR. Mais quel bruit! TOUS. Ciel! Edgard! LUCIE, s'élançant vers son frère. Mensonge! LE CHOEUR. O jour d'effroi! SCÈNE V LES MÊMES, EDGARD. Edgard paraît et s'arrête au fond du théâtre : sa figure est pâle; ses habits en désordre annoncent un voyage fait sans repos. -- Lucie est tombée évanouie près de la table. -- Consternation générale. -- Un long silence. Sextuor. EDGARD. J'ai pour moi mon droit, mon glaive; 150 Pour frapper mon bras se lève, S'il faut perdre mon beau rêve, Sa tendresse, mon trésor. De son voeu j'ai là le gage, Mais l'effroi sur son visage 155 Du parjure est le présage. Ingrate! moi je t'aime encore. ASTHON. Sur sa tête qu'il relève Le destin suspend mon glaive; Que ce jour enfin achève 160 Ma vengeance par sa mort. Ma stupeur, sombre présage, C'est le calme avant l'orage... Ton retour, dernier outrage, Marque en traits de sang ton sort. 165 LUCIE, sortant de son évanouissement. Lui fidèle à sa tendresse! Tout m'accable en ma détresse: Comme une ombre vengeresse Se dresse l'ange du remord. Piège affreux qui se dévoile, 170 Du destin s'ouvre le voile; Dans ma nuit plus une étoile, Dans l'abîme plus un port! LE MINISTRE. C'est le cri de la détresse Qui succède aux chants d'ivresse, 175 Comme une ombre qui se dresse, Je crois voir planer la mort. Que ta main, Dieu, se dévoile, Fais, dans l'ombre qui nous voile, De l'espoir briller l'étoile; 180 Ouvre à l'affligée un port. ARTHUR. De mes yeux tombe le voile, Oui, le piège se dévoile, De mon bonheur pâlit l'étoile; Ils avaient lié leur sort. 185 C'en est fait, adieu beau rêve! Mais l'outrage appelle un glaive, Oui, sa tendresse qu'il m'enlève Lui vaudra pour prix la mort. LE CHOEUR. C'est le cri de la détresse 190 Qui succède aux chants d'ivresse; Comme une ombre qui se dresse, Je crois voir planer la mort. Strette du finale. ASTHON et ARTHUR, tirant l'épée. Loin de nous! J'ordonne en maître Ou ce fer t'immole ici. 195 EDGARD, tirant son épée. Fer pour fer. -- Le sang d'un traître Va rougir la terre aussi. LE MINISTRE, se jetant entre eux. Imitez d'un Dieu qui pardonne La clémence et la bonté, En son nom ma voix l'ordonne: 200 Que le glaive soit jeté. Grâce! grâce! Elle est perdue Pour l'homicide; il est écrit: « Par le glaive celui qui tue « Par le glaive un jour périt. » 205 ASTHON, remettant son épée. Ravenswood, jusqu'en ce lieu Qui te ramène? EDGARD. Lucie, Mon bon droit. -- D'unir sa vie A la mienne elle a fait voeu. LE MINISTRE. Chasse un tel voeu de ta mémoire 210 Car un autre... EDGARD. Un autre... oh! non. LE MINISTRE, lui montrant l'acte signé par Lucie. Vois... EDGARD, arrachant le papier de ses mains, à Lucie. Tu trembles... dois-je croire?... Dis-moi qu'il ment... Est-ce ton nom? Un seul mot... LUCIE, défaillant. Oui... EDGARD, ôtant de son doigt l'anneau qu'il a reçu de Lucie, et le jetant sous ses pieds. Ramasse Ton gage; rends-moi le mien... rends-le moi! 215 Il arrache du doigt de Lucie l'anneau qu'il lui a donné en échange. LUCIE. Ecoute, par grâce! EDGARD. Va loin de moi; Du serment tu trahis la foi. Anathème sur le piège Qui de vengeur m'a fait esclave sacrilège; 220 Maudit soit ton sortilège. Maudite l'heure où je te vis! Coeurs de reptiles, race infâme, C'est l'enfer qui vous a vomis; Que le poison, et le fer et la flamme 225 Vous exterminent!... CHOEUR. Je frémis... ASTHON, furieux. Tremble, tremble!... Ensemble. ASTHON. Tremble, insensé! ma terrible colère Va t'écraser comme un ver dans la terre; Du ciel mon bras devançant le tonnerre 230 Retombera sur le blasphémateur. Ah! tu pourrais au tigre en sa tanière Demander plus de pitié qu'à mon coeur. LE MINISTRE. Au nom du ciel! écoutez ma prière; Abjurez tous la vengeance et la guerre: 235 Point d'anathème, à Dieu seul le tonnerre. Que la pitié descende en votre coeur! Qui refusa le pardon sur la terre, Peut-il encore l'espérer du Seigneur? LUCIE. Seigneur, éteins dans leur coeur la colère, 240 N'ajoute pas sa mort à ma misère. C'est le seul voeu, la dernière prière D'un coeur aimant que brise la douleur, Le dernier voeu d'un coeur qui sur la terre Pour soi ne peut espérer de bonheur. 245 EDGARD. Voilà mon sein, frappez; car sur la terre Plus un abri ne reste à ma misère. Lâches, méchants, que la vengeance altère, Faites couler mon sang avec mes pleurs, Et, pour cacher leurs taches, sur la pierre 250 De vos festins vous sèmerez les fleurs. Asthon veut se précipiter sur Edgard; le ministre étend les bras entre eux; tous les seigneurs ont l'épée à la main. -- Edgard les défie, et sort en jetant un dernier regard sur Lucie, qui tombe à genoux. -- Le rideau baisse.