ALPHONSE ROYER & GUSTAVE VAËZ / GAETAN DONIZETTI | OperaGlass |
PREMIÈRE PARTIE Le théâtre représente le carrefour d'un bois. -- A la gauche de l'acteur, une fontaine très apparente, ombragée par un chène. SCÈNE PREMIÈRE GILBERT, SEIGNEURS, en habit de chasse. PAYSANS. CHOEUR. Couronnons La crête des montagnes, Sillonnons Les prés verts des campagnes. Sons du cor, 5 Que l'écho vous promène; Soleil d'or, Ah! luis longtemps encor! Hors d'haleine, Lancez-vous dans la plaine, 10 Chiens adroits, Sur le cerf aux abois. Sous vos toits Que le soir vous ramène Beaux chasseurs, 15 Fatigués et vainqueurs. La chasse s'éloigne. SCÈNE II GILBERT, ASTHON, entrant. GILBERT. Quel air sombre! Auriez-vous besoin de mon épée? ASTHON. Peut-être. GILBERT. Eh bien! disposez de mon bras; Votre estafier Gilbert ne vous faillira pas. ASTHON. Gilbert, d'un noir chagrin mon âme enveloppée 20 Gêmit du crime de ma soeur. Cet Edgard Ravenswood, l'ennemi de ma race, Du coeur de ma Lucie, indigne ravisseur... Elle l'aime! GILBERT. Un seul mot, un geste, et sur sa trace Je me mets à l'instant, et je réponds de lui. 25 ASTHON. Sur cette jeune fille Avoir mis tant d'espoir! Tu sais, de ma famille, Dans la faveur du roi ruinée aujourd'hui, Le puissant lord Athol redevenait l'appui. Lucie, au jeune Arthur, au neveu du ministre, 30 Allait donner sa main... O passion sinistre! Edgard renverse tout. GILBERT. Maître, un coup de ce fer Enlèvera d'ici cet Edgard de l'enfer. ASTHON. Un tel crime... oh! jamais! GILBERT. A votre aise, Excellence! Edgard et votre soeur, bravant votre défense, 35 Vont pourtant ce matin, comme deux tourtereaux, Se rendre en ce lieu sombre, auprès de la fontaine Où les amants d'Écosse ont coutume, en leur peine, De venir échanger leurs fidèles anneaux. ASTHON. Dis-tu vrai? GILBERT. Monseigneur, j'ai porté le message: 40 Pour me taire, je suis payé par l'amoureux, Et par vous pour parler; je vous sers tous les deux. ASTHON. Eh bien! donc, que son sang assouvisse ma rage! Air. D'un amour qui me brave Il faut briser l'entrave; 45 Mon sang, comme un lave, Allume ma fureur. De toi serais-je esclave? Souci d'un vain honneur. Malheur à qui me brave! 50 Edgard, à toi malheur! J'ai trop longtemps fait grâce, Ma haine enfin se lasse; Le jour du pardon est passé; Non, rien ne peut t'absoudre, 55 Mon bras, comme la foudre, Va courber dans la poudre Ton orgueil insensé. GILBERT. Au flanc, j'ai mon épée Qui pend inoccupée; 60 Pour vous servir, Elle est prête à sortir. On entend la ritournelle du choeur suivant. La chasse vers nous s'avance, La voici. ASTHON. Plus un mot... Silence! SCÈNE III ASTHON, GILBERT, LES CHASSEURS, rentrant. CHOEUR DES CHASSEURS. Le soleil hors de la plaine 65 Nous fait chercher un abri Sous l'air frais de la fontaine, Sur ce doux gazon fleuri. S'avançant vers Asthon. Dans une sombre avenue S'est offert à notre vue 70 L'ennemi que vous haïssez, Sur son coursier il prit la fuite, Et soudain à sa poursuite Nous nous sommes élancés; Mais loin des feux de la plaine 75 La fatigue nous ramène. ASTHON. Un ennemi!... Qui donc? LE CHOEUR. Edgard! ASTHON. Encore! O rage qui dévore! C'en est fait, il doit périr. GILBERT. Oui, c'est le parti le plus sage, 80 A part. Et qui me convient davantage: Ce coup-là va m'enrichir. ASTHON. A moi viens, ouvre tes ailes, Je t'évoque, ange du mal, Viens servir mes fureurs mortelles, 85 Arme pour moi ton bras fatal. Ma vengeance, Edgard, va t'atteindre. Cet amour qui te fait craindre, Puisque rien ne peut l'éteindre, Je l'écrase dans ton coeur. 90 LE CHOEUR. Sa vengeance va l'atteindre, Car la haine est dans son coeur, Et rien ne pourra l'éteindre. J'entrevois un jour d'horreur. GILBERT, à part. A prix égal, à ne rien feindre, 95 Je le sauve de bon coeur. Halte de chasse. -- Les seigneurs se couchent au pied des arbres. -- Des valets distribuent les rafraîchissements qu'ils ont apportés dans des corbeilles. SCÈNE IV LES MÊMES, ARTHUR. ARTHUR. J'arrive le dernier au rendez-vous de chasse; Henri, salut! ASTHON. Arthur, salut à vous; Vos rêves d'amour loin de nous Vous avaient égaré... ARTHUR. Rassure-moi, de grâce; 100 J'aime Lucie, et je m'en crois aimé, Mais je ne puis bannir un soupçon qui m'obsède. ASTHON. Un soupçon? ARTHUR. Un seul mot à mon esprit calmé Rendre la paix. ASTHON. Parlez. ARTHUR. Viens à mon aide. Est-ce bien librement que Lucie est à moi? 105 ASTHON. En doutez-vous? ARTHUR. Edgard... ASTHON. Jadis, le téméraire, Oubliant notre haine et bravant ma colère, Osa jusqu'à ma soeur porter ses voeux, je croi. Elle l'a repoussé. ARTHUR. D'elle-mème?... Ah! mon frère, Merci, je suis heureux maintenant et j'espère. 110 Je connaissais d'Edgard l'aveugle passion, J'étais jaloux de lui, mais vers la cour de France Mon oncle, lord Athol, l'envoie en mission. ASTHON, avec joie. Il part? ARTHUR. On m'a promis... ASTHON. Et bientôt? ARTHUR. Je le pense. ASTHON, à part. Je respire. GILBERT, bas, à Asthon. Je le rejoins dans un instant. 115 ASTHON, bas. Puisqu'il part, non. GILBERT. Les morts seuls sont discrets pourtant. ASTHON. En chasse! Les chasseurs se relèvent et descendent la scène. LE CHOEUR. En chasse! voici l'heure Où sur le cerf qui pleure Vont fondre les limiers. La trompe au loin résonne 120 Et la forêt frissonne Sous le pied des coursiers. Ils sortent. SCÈNE V GILBERT, seul. Il part, c'est me voler; pour tuer notre amant, J'aurais eu de mon maître une assez ronde somme. Diable soit du scrupule! avec un pareil homme 125 Pas moyen de gagner sa vie honnêtement. Dans l'allée obscurcie, Là-bas voici venir la charmante Lucie. Doucement, sir Gilbert, chaque rôle a son tour, Prenons l'air attendri d'un confident d'amour. 130 SCÈNE VI GILBERT, LUCIE. LUCIE. Gilbert... GILBERT. C'est moi, mademoiselle. LUCIE. Edgard... GILBERT. Il va venir, Je veillerai sur vous. LUCIE, lui donnant sa bourse. Tiens, voici pour ton zèle Va! si quelqu'un survient, songe à nous prévenir. Gilbert sort. SCÈNE VII LUCIE, seule. O fontaine, ô source pure! 135 Sous la mousse ton murmure Chante et gémit comme une douce voix. C'est là que je l'ai vu pour la première fois, Edgard, Edgard! ô comble de misère! Ce nom pour moi si doux, 140 Faut-il, hélas! faut-il que pour mon frère Il soit le nom d'un ennemi jaloux? De nos aïeux la haine héréditaire, Fantôme inapaisé, se redresse entree nous. Cavatine. Que n'avons-nous des ailes? 145 Au loin portés par elles Hors des routes mortelles, Vers les étoiles d'or, Nos deux esprits fidèles Uniraient leur essor. 150 Quand la haine barbare Ici-bas nous sépare, Levons les yeux; un phare Brille au port éternel; Ceux qu'ici l'on sépare 155 Sont unis dans le ciel. Toi par qui mon coeur rayonne, Ton amour que Dieu me donne, Sur mon front, chaste couronne, Fait resplendir le bonheur. 160 De nos transports la pensée Enbaume l'heure passée, Et, dans l'âme encor bercée, Met l'espoir comme une fleur. SCÈNE VIII LUCIE, EDGARD. EDGARD. C'est moi, Lucie. 165 J'ai voulu te parler sans témoins en ce lieu. Un sort cruel flétrit ma vie. C'est horrible! ô mon Dieu! De notre Ecosse avant demain, chère âme, Je serai loin. LUCIE. O ciel! EDGARD. Pour la France je pars. 170 L'ordre est précis, mon pays me réclame, Demain, demain, sans retards. LUCIE. M'abandonner seule en ma peine! EDGARD. J'irai trouver mon ennemi, Le conjurer d'oublier notre haine, 175 Et, ma main dans sa main, te demander à lui. LUCIE. Edgard, ô ciel! qu'entends-je? Fatal amour! Ah! meurs, Eteins-toi dans nos coeurs! EDGARD. Je devine, un refus! O destinée étrange! 180 Quoi! ses projets de vengeance assouvis, Mon père mort, mes biens qu'il m'a ravis... C'est peu! De sa colère Il me poursuit encore. Mon sang, ma perte entière, Voilà son voeu. 185 Duo. EDGARD. Il me hait. LUCIE. Edgard! EDGARD. Grand Dieu!.. LUCIE. Par pitié! point de blasphème. EDGARD. Sur ton frère, anathême! Qu'il tremble... LUCIE. Edgard! EDGARD. Juge toi-même. Sur la tombe de mon père, 190 J'ai juré, dans ma colère, A ta race vengeance et guerre; J'ai juré mort en retour. Je te vis, et dans mon âme Dieu mit un rayon d'amour, 195 Mais mon serment me réclame; Je puis l'accomplir un jour. LUCIE. Qu'il me reste l'espérance! Vois l'angoisse de mon coeur; De celui qu'en ta vengeance 200 Tu maudis, je suis la soeur. De tes yeux, éteins la flamme, Vois les miens de pleurs s'emplir, Oh! la vengeance est infâme, Edgard, si j'en dois mourir! 205 EDGARD. Viens sous l'ombre de ce chêne Où tu m'as juré ta foi. Sois témoin, sainte fontaine, Et toi, ciel! elle est à moi. Prends cet anneau... 210 Il lui donne son anneau et prend celui qui est au doigt de Lucie. Le tien m'engage. Garde mon gage... LUCIE. Jusqu'au tombeau. ENSEMBLE. Ah! que Dieu seul vous dénoue. Liens formés sur cet autel; 215 Oui, mon âme à toi se voue, Que mon pacte s'inscrive au ciel! EDGARD. Séparons-nous, ma Lucie. LUCIE. Cher Edgard, je meurs d'effroi; Avec toi s'en va ma vie. 220 EDGARD. Et mon coeur reste avec toi. LUCIE. Qu'une lettre, en ma misère, Vienne au moins me consoler, Et rattache à cette terre L'âme prête à s'exhaler. 225 EDGARD. Ma pensée et ma prière Vont de loin vers toi voler. LUCIE. Vers toi toujours s'envolera Mon rêve d'espérance; Le bruit des flots pour toi sera 230 L'écho de ma souffrance. Si mon pauvre coeur désolé A sa douleur succombe, Cueille dans ce bois isolé Une fleur pour ma tombe 235 Adieu tout mon bonheur. La mort est dans mon coeur. EDGARD. Vers toi toujours s'envolera Mon rêve d'espérance; Le bruit des flots pour toi sera 240 L'écho de ma souffrance. Et si ton amant désolé A sa douleur succombe, Donne une larme à l'exilé; Que ton coeur soit sa tombe. 245 Adieu tout mon bonheur! La mort est dans mon coeur. Je pars... LUCIE. Adieu! EDGARD. Nous sommes unis devant Dieu. ENSEMBLE. Adieu! 250 Le rideau tombe