MICHEL CARRÉ

Faust et Marguerite

Acte I

Premier Tableau

Le Laboratoire de Faust

Au lever du rideau, Faust est seul, assis devant sa table, la tête dans ses mains. Une lampe brûle près de lui. On entend chanter dans la rue.

SCÈNE I

Faust, seul.

Chouer d'étudiants dans la rue.
Les plus charmantes choses,
Le printemps,
La jeunesse et les roses
N'ont qu'un temps!
Amis, tout est chimère,
Tout est vain,
Hormis la bonne chère
Et le vin.
Donnons à la paresse
Nos beaux jours.
Donnons notre jeunesse
Aux amours.

Faust se levant.
Jeunesse... amour! toujours le même refrain! [S'approchant de la fenêtre.] Heureux fous!... les voilà déjà bien loin... où vont-ils ainsi bras dessus bras dessous à travers la ville? [Il se penche en dehors pour regarder.] Ce sont des écoliers qui passent avec leurs maîtresses... de joyeuses filles aux joues roses, aux dents blanches, au frais sourire, qui se nomment Jacqueline, Rosalinde ou Margot.... [Riant.] Ah! ah! ah! pauvre vieux docteur Faust, tes maîtresses à toi se nomment Jurisprudence, Médecine et Théologie! trois filles bien aimables, ma foi! avec qui j'ai passé de bien joyeuses nuits!... Ah! ah! ah! [Il se rassied et laisse tomber sa tête dans ses mains.]

SCÈNE II

Faust, Siébel.

Siébel [entr'ouvrant doucement la porte].
Il lit... il étudie sans doute... j'ai peur de le déranger.

Faust.
Je suis sûr qu'ils se disent tous en voyant mes fenêtres éclairées: c'est le docteur Faust qui veille... il est là tout seul, courbé sur ses livres, pendant que les autres dorment ou s'amusent... Pauvre homme!... et ils passent en haussant les épaules...

Siébel.
Je n'oserai jamais lui parler.

Faust [après un moment de silence].
A quoi rêves-tu, insensé? il n'est plus temps!... les désirs et les regrets s'éveillent en toi quand tes forces sont éteintes...

Siébel [timidement].
Maître...

Faust [se retournant].
Qui vient là?

Siébel.
C'est moi, cher maître, c'est moi... Siébel, votre élève.

Faust [avec douceur].
Que me veux-tu, mon garçon?

Siébel.
Rien... je...

Faust.
Viens ici et regarde-moi. [Il lui prend la main, l'attire à lui, et le fait asseoir sur un escabeau.] Ta mère t'a envoyé à moi avec un bon pourpoint ouaté, une âme candide, une bourse bien garnie et de grosses joues vermeilles... Elle m'a conjuré de te prendre pour écolier et de t'enseigner la philosophie... Quelle idée a été la sienne?

Siébel.
Son idée?... je ne sais pas... la philosophie, dit-elle, est la science par excellence...

Faust.
Pauvre femme!... Et qu'est-ce que tu en penses, toi?

Siébel.
Ah! maître, la philosophie...

Faust.
Une belle chose, n'est-ce pas?... Pendant que la nature est en fleurs, que tout ce qui est jeune devise et chante sous les arbres verts, s'enfermer chez soi entre quatre murs pour apprendre à douter de tout.

Siébel.
Oui, maître, c'est bien beau!

Faust.
Tu trouves?

Siébel.
Dam!

Faust.
Va, va, ne te gène pas... dis-moi que les chansons de tes amis ont plus de charmes pour toi que mes leçons... N'est-ce pas pour me faire tes adieux que tu es venu?

Siébel.
Oh! non...

Faust.
Tant pis pour toi.

Siébel.
Je leur ai dit au contraire: Je ne puis aller avec vous... ce serait perdre une nuit de travail...

Faust.
A qui disais-tu cela?

Siébel.
A des amis qui se réunissent ce soir à la cave de maître Luther.

Faust.
Pour boire! pour chanter!

Siébel.
Il s'agit de passer la nuit avec un de nos camarades qui part demain pour l'armée.

Faust.
Comment le nommes-tu, ce camarade?

Siébel.
Valentin.

Faust.
Un hardi compagnon sans doute?

Siébel.
Oh! pour cela, oui! c'est le plus brave de nous tous.

Faust.
Pourquoi ne suis-tu pas son exemple? Fais-toi soldat, comme lui, morbleu!

Siébel.
Moi!

Faust.
Tu porteras un beau pourpoint galonné... tu auras une grande épée pendue à la ceinture, et une plume rouge sur la tête... toutes les filles seront folles de toi.

Siébel [souriant].
Oh!

Faust.
Cela te fait sourire!... [Lui prenant la main.] Est-ce que par hasard tu aurais déjà une maîtresse!

Siébel [].
Une maîtresse!...

Faust.
Est-elle jeune?... est-elle belle?... l'aimes-tu bien?... Êtes-vous heureux?... Parles, conte-moi tes amours.

Siébel.
A vous, maître?

Faust.
Pourquoi pas?

Siébel.
Je n'oserai jamais.

Faust.
C'est ma robe noire qui t'intimide?

Siébel.
Non, je ne sais... il me semble que devant vous on ne doit pas parler de ces choses-là...

Faust.
C'est juste... je suis si vieux!

Siébel.
Dites plutôt si grave, si savant!

Faust.
Si savant!... Tu en sais plus que moi, Siébel!

Siébel.
Oh! maître, je ne crois pas...

Faust.
Je te dis que tu en sais plus que moi!... Voyons, mon ami, apprends-moi ce que c'est que l'amour.

Siébel.
L'amour!

Faust.
Une belle chose aussi, n'est-ce pas?

Siébel.
Oui!

Faust.
Comme la philosophie?

Siébel.
C'est bien different!

Faust.
Et bien plus gai?

Siébel.
Pas toujours.

Faust.
Ah! ta maîtresse ne te rend donc pas heureux?

Siébel.
Marguerite n'est pas ma maîtresse.

Faust.
Elle se nomme Marguerite?

Siébel.
Oui.

Faust.
Un joli nom!

Siébel.
Moins joli que ses yeux...

Faust.
C'est bien joli les jolis yeux?

Siébel.
Surtout les siens!

Faust.
Et tu dis qu'elle n'est pas ta maîtresse?

Siébel.
Je ne sais même pas encore si elle m'aime.

Faust.
Tu ne lui as donc pas demandé?

Siébel.
Je n'ai pas osé.

Faust [riant].
Vraiment!

Siébel.
Son frère prétend qu'elle m'aimera un jour ou l'autre... et j'attends... je ne veux pas la forcer à m'épouser...

Faust.
Tu songes donc à te marier?

Siébel.
Je ne songe plus qu'à cela, maître... c'est plus fort que moi... quand vous me parlez de la lune et du soleil, mon coeur me parle tout bas de Marguerite... j'ai beau ouvrir les oreilles et tendre le cou pour vous écouter, c'est sa voix, sa chère voix que j'entends!.. j'ai beau regarder à travers votre télescope pour admirer les étoiles dont vous m'apprenez les noms, ce sont les yeux, ses deux beaux yeux que j'aperçois là-haut!..

Faust [se levant].
Va-t'en!.. va-t'en!

Siébel.
Est-ce que j'ai dit sans le vouloir quelque chose qui vous fâche?

Faust.
J'ai besoin d'être seul, mon ami, et je te prie de me laisser.

Siébel.
Je m'en vais, maître, je m'en vais...

Faust.
Tes amis t'attendent, n'as-tu dit... va les rejoindre au plus vite... amusez-vous... riez, chantez, buvez... faites beaucoup de tapage, cassez beaucoup de pots... et que la ville entière s'éveille en sursaut au bruit de vos joyeux refrains!

Siébel.
Ah! maître, je vous remercie...

Faust [lui tendant la main].
Bonsoir, mon garçon, va t'amuser... tu me conteras ta nuit demain, et nous reparlerons de ta maîtresse.

Siébel.
Oh! pour cela... tant que vous voudrez.

Faust.
Oui, c'est plus amusant que de parler de philosophie, n'est-ce pas? [Le congédiant.] Allons, bonne nuit, Siébel... à demain.

Siébel.
A demain, maître. [Il sort.]

SCÈNE III

Faust, seul.

A demain... demain pour lui c'est le bonheur, c'est le plaisir, c'est l'amour!.. Pour moi c'est l'ennui et la solitude!.. Oh! triple fou! misérable pédant!.. te voilà vieux déjà!.. et tu n'as connu aucune des jouissances humaines, aucune des voluptés de ce monde... tu n'as eu ni la jeunesse, ni l'amour, ni la gloire!.. [Marchant avec agitation.] Je veux vivre cependant! je le veux!.. dussé-je appeler Satan à mon secours, dussé-je... [On tend le bruit d'un orage qui éclate tout à coup.] Dieu! le tonnerre gronde!.. le vent souffle avec colère... Satan m'aurait-il entendu? Eh bien! soit, qu'il vienne!.. je me sens le coeur d'affronter cette aventure!.. A moi, Satan à moi!.. [La fenêtre s'ouvre avec fracas. Méphistophélès saute dans la chambre.] Ah!..

SCÈNE IV

Faust, Méphistophélès.

Méphistophélès.
Bonsoir!

Faust.
Qui es-tu?

Méphistophélès.
Qui je suis? parbleu! tu le sais bien... ne m'as-tu pas appelé?

Faust [reculant].
Non!...

Méphistophélès.
Allons donc!... j'ai parfaitement reconnu ta voix... Ne me fais pas la mauvaise plaisanterie de me congédier par ce temps-là... je te déclare que je ne sors pas d'ici avant d'avoir fait sécher mon manteau.

Faust.
Mon feu s'est éteint.

Méphistophélès.
Je vais le rallumer. [Il prend une cruche pleine d'eau sur la cheminée et la vide dans l'âtre. Le feu se rallume aussitôt.] Voilà qui est fait... viens te chauffer.

Faust.
Je n'ai pas froid!

Méphistophélès.
Qu'as-tu donc à trembler de tous tes membres?... Est-ce que je te fais peur? [Il s'asseoit devant la cheminée et se chauffe les pieds.] Que serait-ce donc si je t'apparaissais dans le costume de tradition... avec des yeux louches bordés de rouge, un corps tout velu, des dents de crocodile et des cornes de bouc?...

Faust.
Tu ne me ferais pas plus peur qu'en ce moment.

Méphistophélès.
A la bonne heure!... tu conviendras au moins que je n'ai pas cherché à t'effrayer et que j'ai pris pour venir te rendre visite mon costume le plus décent... Je sais à qui j'ai affaire, cher docteur, et j'ai laissé là, pour toi, tout cet attirail passé de mode qui n'est plus bon qu'à faire pleurer les enfants ou à figurer dans les boîtes à ressort!... Mais venons au fait... tu m'as appelé... Que puis-je faire pour toit?

Faust.
Rien.

Méphistophélès.
Fi donc! tu doutes de ma puissance!

Faust.
Peut-être.

Méphistophélès.
Au fait, tu n'es pas savant pour rien... de quoi ne doutes-tu pas?

Faust.
Qu peux-tu pour moi?

Méphistophélès.
Dis-moi d'abord ce que tu veux.

Faust.
Ce que je veux!

Méphistophélès.
Est-ce de l'or qu'il te faut?

Faust [avec dédain].
De l'or!...

Méphistophélès.
Tu es bien dégoûté.

Faust.
Serai-je moins vieux quand tu m'auras fait plus riche?

Méphistophélès.
Ah! ah! très bien!... je vois où le bât te blesse. Pourquoi ne me disais-tu pas tout de suite que ce sont tes cheveux blancs qui le chagrinent... je puis t'en donner d'autres.

Faust.
Toi!

Méphistophélès.
Blonds ou noirs à ton choix et bouclés comme ceux d'un chérubin.

Faust.
Tu peux me rendre la jeunesse?

Méphistophélès.
Oui.

Faust.
Mes belles années perdues?

Méphistophélès.
Oui.

Faust.
Et qu'exiges-tu de moi en retour?

Méphistophélès.
Presque rien... Je m'engage à ton service... mais quand nous nous retrouverons... tu seras au mine... là-bas...

Faust.
Là-bas... c'est-à-dire en bas?

Méphistophélès.
Bien entendu... [Tirant un papier de sa poche.] Signe, et l'affaire est faite... [Fouillant dans une autre poche.] J'ai là certain élixir dont je me suis muni tout exprès pour toi... [Il lui présente un flacon.]

Faust.
Maître Satan, ceci est du charlatanisme.

Méphistophélès.
C'est possible... signe toujours...

Faust.
Tout à l'heure.

Méphistophélès.
Je n'ai pas le temps d'attendre... décide-toi.

Reprise du Choeur dans la rue
Les plus sharmantes choses, etc.

Faust [prenant le parchemin].
Donne...

Méphistophélès.
Allons donc! [Faust signe et rend le parchemin à Méphistophélès.]

Faust.
J'ai signé!

Méphistophélès.
Donnant, donnant! [Il lui donne le flacon.] Maintenant, pour te décider à boire, regarde... [Il étend la main vers le fond. La muraille s'entrouvre et laisse voir Marguerite endormie sur un lit de repos.]

Faust.
Oh! [Il vide le flacon; ses habits tombent.]

Méphistophélès.
Le tour est fait! [Il étend de nouveau la main vers le fond; la muraill se referme.]

Faust.
Où est-elle?

Méphistophélès.
Suis-moi.

Faust.
Je veux la revoir.

Méphistophélès.
Tu la reverras... [Il entraîne Faust. La décoration change.]

Deuxième Tableau

Le Cabaret

Une place; à gauche, un cabaret ouvert du côté du public, à droite, la maison de Marguerite; au second plan, à gauche, une église. Le jour se lève.

SCÈNE I

Siébel, Brander, Anselme, Peters, Fritz, Wagner.

[Au lever du rideau, Anselme et Peters jouent aux dés. -- Fritz regarde les coups. -- Siébel et Wagner dorment le nez sur la table. -- Brander se verse à boire.]

Peters [jetant les dés].
Six!...

Anselme [idem].
Huit!...

Fritz [riant].
Ah! ah! ah!

Peters.
Dix!

Anselme.
Douze!

Fritz.
Tu as encore perdu, mon pauvre Peters!

Anselme.
Et je prends l'enjeu.

Peters.
Que le diable t'emporte! je ne jouerai plus avec toi...

Anselme.
Pourquoi?

Peters.
Parce que c'est toujours toi qui gagnes.

Anselme.
C'est que c'est toujours toi qui perds.

Fritz.
Bah! console-toi... Malheureux au jeu... heureux en amour, comme dit le proverbe.

Peters.
Oui... joliment... merci! En amour comme au jeu, je suis toujours volé.

Anselme.
Volé! mille diables! comment l'entends-tu?

Peters.
Comme tu voudras!

Anselme.
Ah! mort de ma vie! tu vas me le payer...

Fritz [le retenant].
Holà! hé! tout beau! ne nous fâchons pas!

Anselme.
Laisse-moi... que je l'assomme!

Wagner [s'éveillant].
A la porte les querelleurs!

Siébel [idem].
A la porte!

Brander [se plaçant entre Anselme et Peters].
Une dispute!... Allons, allons, la paix! nous sommes ici pour rire, pour boire et pour chanter.

Fritz.
Brander a raison... pas de querelles entre nous!

Brander.
Rions, buvons et chantons!

Tous.
Oui! oui!

Brander.

Il n'est pas plus fiers garnements
Que les étudiants allemands.
Quand leurs chapeaux sont de travers
Tout marche mal dans l'univers...
Rien que pour leur moustache en crocs
Chaque fillette a le coeur gros!
Il n'est pas plus fiers, etc. etc.

Tous.

Il n'est pas, etc. etc.

Brander.

Ils sont près des belles
Heureux,
Jamais de rebelles
Pour eux;
Joyeux, ils se moquent
Du sort,
Et leurs fers se choquent
A mort!
Comme de bons drilles,
Buvant,
Ils laissent les filles
Souvent,
Pour ce pot que j'aime
Rempli,
Où l'on boit à même
L'oubli.
Il n'est pas, etc. etc.

Tous.
A boire!

Brander.
Tiens! le soleil qui se lève sans notre permission!

Siébel.
Dites-lui d'aller se recoucher.

Brander.
Ah! ah! ce pauvre Siébel qui se réveille pour nous dire ça! Viens dans mes bras que je t'embrasse!...

Siébel [le repoussant].
Laisse-moi tranquille!

Brander.
Il est gris.

Siébel.
C;est toi qui es gris.

Brander.
Moi? allons donc! le diable m'emporte si je sais ce que c'est que d'être gris!... Je boirais le Rhin à moi tout seul, si je voulais.

Siébel.
Oh! oh! le Rhin...

Brander.
Oui, le Rhin!... Gare là-dessous! [Il vide un pot de bière sur la tête de Wagner]

Wagner [se réveillant en sursaut].
Au feu!

Brander.
Le Rhin déborde!... qu'il emporte la dialectique et la scolastique et toute la boutique... les bouquins et les alambics... les écritoires et les grimoires... avec les robes noires... il faut boire!... Holà! Gertrude, du vin!

Tous.
Du vin! [Gertrude apporte du vin. -- Brander emplit les verres.]

Brander [secouant Siébel].
Holà! Siébel, à quoi penses-tu?

Siébel.
Je pense à Valentin qui ne revient pas.

Brander.
Laisse-lui le temps de faire ses adieux à sa soeur, que diable! Ne veux-tu pas qu'il la plante là pour nous?

Siébel.
Oh! non!

Brander.
Si tu étais à sa place, tu l'embrasserais plus d'une fois...

Siébel.
Oh! oui!

Brander.
Et moi aussi!... [Emplissant son verre.] A la santé de Valentin!...

Tous.
A la santé de Valentin!

Brander.
A la santé de Marguerite!

Tous.
A la santé de Marguerite!

SCÈNE II

Les Mêmes, dans le cabaret, Valentin, Marthe, Marguerite, sortant de la maison de droite

[Sur la place.]

Valentin.
Adieu, Marguerite! adieu... voici le jour...

Marguerite.
Déjà!

Valentin.
Embrasse-moi une dernière fois, chère soeur, et séparons-nous... mes amis m'attendent...

Marguerite.
Quand vous reverrai-je?

Valentin.
Je ne sais... dans un mois ou deux sans doute.

Marguerite.
C'est bien long.

Valentin.
Dame Marthe te tiendra compagnie jusqu'à mon retour... N'est-ce pas, dame Marthe?

Marthe [très-vite].
Certainement... Vous savez bien que je l'aime comme ma propre fille, cette bonne petite! Je l'ai vue toute enfant, pas plus haute que ça... du temps que votre défunte mère était encore de ce monde... Pauvre chère dame! elle peut être bien tranquille là-haut... Tant que son enfant sera avec moi... c'est comme si vous étiez là... Je réponds bien que les galants n'en approcheront pas plus près qu'il ne faut...

Valentin.
Promettez-moi de la distraire pendant mon absence. C'est tout ce que je vous demande... Marguerite saura bien se tenir en garde contre eux... D'ailleurs Siébel fera sentinelle autour de la maison sans qu'on l'en prie.

Marguerite.
Siébel!

Valentin.
Le pauvre garçon t'aime sincèrement... A mon retour, je te reparlerai de lui. [Ils remontent en causant.]

[Dans le cabaret.]

Brander.
Eh bien! nous nous endormons! [Frappant sur la table.] Holà! hé! les autres!

[Sur la place.]

Valentin [à Marguerite].
Allons, Marguerite, adieu... J'entends Brander qui s'impatiente.

Marguerite.
Adieu, Valentin... revenez bientôt. Je vais demander à la sainte Vierge de hâter votre retour.

Valentin.
Demande-lui en même temps de me faire gagner mon épée de capitaine à la première affaire. [L'embrassant.] Adieu!

Marguerite.
Adieu! [A Marthe.] Venez-vous, dame Marthe?

Marthe.
Me voici, chère enfant... [A Valentin.] Vous pouvez être bien tranquille allez... je veille sur elle! [Marguerite et Marthe entrent dans l'église.]

SCÈNE III

Les Mêmes, moins Marguerite, et Marthe

Valentin [la suivant des yeux].
Chère Marguerite!

Brander [paraissant sur le seuil du cabaret].
Ah! te voilà!... Eh bien! est-ce fini?

Valentin.
Oui, je suis à vous...

Brander.
Viens donc... [Valentin entre dans le cabaret.]

SCÈNE IV

Les Mêmes, puis Faust et Méphistophélès, entrant par le fond à gauche

[Dans le cabaret]

Brander.
Voici, Valentin! nous allons recommencer à boire.

Valentin.
Non pas... nous allons partir.

Brander.
Tout à l'heure, que diable! nous avons le temps. [Sur la place]

Méphistophélès [à Faust].
Je te jure que personne ne peut te reconnaître, tu as l'air d'un jeune cavalier de bonne maison. -- D'honneur! ton habit te sied à ravir et ton manteau est tout à fait galant.

Faust.
Tu m'as promis de me la faire connaître.

Méphistophélès.
Ah! ah! tu y penses encore!

Faust.
Plus que jamais. Je te somme de tenir ta promesse.

Méphistophélès.
Eh! la, la, comme tu prends feu! laisse-moi le temps de respirer. [Dans le cabaret]

Valentin [à Siébel].
Tu me remplaceras près d'elle pendant mon absence, n'est-ce pas, Siébel? je pui compter sur toi...

Anselme.
Sur nous tous!

Peters.
Est-ce que Marguerite n'est pas notre soeur?

Brander.
Si je ne partais pas avec toi, je me chargerais bien de veiller sur elle, moi, et je déflerais Satan lui-même d'en approcher... [Sur la place]

Méphistophélès [s'approchant du cabaret].
Je crois que l'on parle de moi là-dedans... Ces maudites cloches m'empêchent d'entendre... [Se retournant.] Ah! ah! c'est l'heure de la messe, à ce qu'il paraît! [Pendant ces derniers mots les cloches de l'église sonnent Matines, quelques bourgeois endimanchés suivis de leurs femmes et de leurs enfants traversent le fond du théâtre et entrent dans l'église.]

Choeur.

La cloche nous appelle,
Allons, troupe fidèle,
Allons tous au saint lieu
Prier Dieu.

Une jeune fille [seule].

La doute impie
Toujours s'expie...
Loin du Seigneur
Pas de bonheur.

Reprise du Choeur.

La cloche, etc.
[Faust se dirige vers l'église.]

Méphistophélès.
Où vas-tu?

Faust.
Mon coeur me dit qu'elle est là... Viens.

Méphistophélès.
Non pas... Entre si tu veux... moi je t'attends ici.

Faust.
Soit, je saurai bien la retrouver seul. [Faust entre dans l'église, le bruit des cloches cesse.]

SCÈNE V

Les Mêmes, moins Faust

Méphistophélès [riant].
Va, va, cher docteur... hâte-toi de rattraper le temps perdu, je te rattraperai à mon tour.

[Dans le cabaret.]

Valentin [se levant].
Allons, mes amis, il est temps de nous séparer... boire pendant que les autres prient est une impiété qui pourrait nous porter malheur.

Siébel.
Valentin a raison!

Brander.
Laisser son verre plein sur la table est un sacrilège! [Se tournant vers Valentin.] A la santé de Marguerite.

Tous.
A la santé de Marguerite!

Méphistophélès [à la fenêtre du cabaret].
Quelqu'un de vous veut-il me passer son verre?

Brander.
Hein?... plaît-il?

Méphistophélès.
Pour que je boive aussi à la santé de Marguerite.

Valentin [se levant].
Insolent! qui êtes-vous? que voulez-vous?

Méphistophélès.
Je suis ce qu'il vous plaira, et je désire trinquer avec vous, si vous le permettez.

Valentin [à Méphistophélès].
Vous êtes un mauvais plaisant, monsieur.

Méphistophélès.
Vous trouvez?

Brander.
Moi aussi, je le trouve.

Méphistophélès.
Et ces messieurs aussi sans doute? [Il se tourne vers les étudiants.]

Tous.
Oui, oui!..

Méphistophélès.
Je me rends à l'avis de la majorité. Je suis un mauvais plaisant, camarades, voilà qui est convenu. Cela ne nous empêche pas de trinquer ensemble.

Brander.
Nous ne trinquons qu'avec nos amis.

Méphistophélès.
Je serais enchanté de devenir le vôtre.

Brander.
Est-ce que je vous connais?

Méphistophélès [s'asseyant sur un banc qui est sous la fenêtre du cabaret].
Nous ferons connaissance... d'ailleurs si vous ne savez pas qui je suis, je sais qui vous êtes.

Brander.
Vous?

Méphistophélès.
Parfaitement... je pourrais même vous dire, si vous y tenez, ce que vous serez dans quelques mois d'ici.

Siébel.
Vous êtes donc sorcier?

Méphistophélès.
Un peu, mon cher Siébel, un peu.

Siébel [se levant].
Il sait mon nom!

Brander.
Et probablement vous vous mêlez de dire aux gens la bonne aventure?

Méphistophélès.
Quelquefois.

Anselme.
Vous avez bien en effet la mine d'un charlatan.

Brander.
J'aurais dû voir tout de suite à qui nous avions affaire.

Fritz [à Siébel].
Siébel, passe-lui un pot et un verre.

Méphistophélès.
Un verre seulement. [Siébel lui donne un verre.] Merci... [Il monte sur le banc pour atteindre à l'enseigne du cabaret.] Holà, seigneur Bacchus, à boire. [Il frappe deux ou trois coups sur le tonneau, le vin jaillit et emplit son verre.]

Siébel et quelques Étudiants sortant du cabaret.
C'est le diable!

Méphistophélès.
A votre santé, camarades. [Il boit.]

Brander.
Voilà qui est fort! [Il monte à son tour sur le banc, frappe le tonneau à coups redoublés; le vin ne sort plus.] Plus rien!

Méphistophélès.
C'est que tu ne sais pas t'y prendre... [Tendant son verre.] Tiens, vois plutôt... [Le vin s'élance de nouveau du tonneau avec un jet de feu qui atteint Brander. Méphistophélès emplit son verre en riant.]

Brander.
Maudit sorcier, ton vin me brûle... je suis aveuglé!

Méphistophélès.
Bah! ce n'est rien! [Buvant.] A la santé de Marguerite!

Valentin.
Je te défends de prononcer ce nom! [Il lui arrache son verre qu'il jette, et dont le contenu s'enflamme en tombant à terre.]

Méphistophélès [riant].
Ah! ah! ah!

Siébel.
A l'aide! [Les Étudiants reculent effrayés.]

Brander.
A moi, camarades, tapons dessus! [Il lève la main sur Méphistophélès; celui-ci s'en empare.] Tu me serres trop fort, morbleu!

Méphistophélès [examinant la main de Brander].
Oh! oh! mon pauvre Brander, qu'est-ce que je vois là!

Brander.
Dans ma main?

Méphistophélès.
Tu finiras mal, mon garçon; cette main-là te jouera un mauvais tour.

Brander.
Bah!

Méphistophélès.
Que veux-tu! la discipline militaire est si sévère! on te met aux arrêts... tu te fâches... c'est tout naturel! on te menace de la prison... tu t'emportes, tu... [Il fait le geste de donner un soufflet.] C'est bien simple! huit jours après on te pend... rien de plus juste.

Brander.
Merci du pronostic. [Il retire sa main.]

Méphistophélès [prenant la main de Siébel].
Console-toi, la main de Siébel ne vaut pas mieux que la tienne.

Siébel.
Comment!

Méphistophélès.
Le pauvre garçon ne peut plus toucher à une fleur sans la faner.

Siébel.
Hein? je ne m'en suis jamais aperçu...

Méphistophélès.
Tu t'en apercevras demain, si tu songes à porter un bouquet à Marguerite.

Valentin.
Encore le nom de ma soeur!

Méphistophélès.
Ah! ah! je vous oubliais, canarade... [Il lui prend la main, Valentin la retire.] Vous avez peur?

Valentin.
Peur! [Il lui tend sa main, en haussant les épaules.]

Méphistophélès [l'examinant].
Hum! vous auriez aussi bien fait de ne pas me la donner... je n'y vois rien de bon pour vous! J'ai la douleur de vous annoncer, mon cher, que vous serez tué avant peu par quelqu'un qui n'est pas loin d'ici.

Valentin.
Vraiment!

Brander.
Par toi peut-être?

Méphistophélès.
Je ne pense pas.

Brander [le poussant].
Prophète de malheur!

Fritz.
Oiseau de mauvais augure!

Anselme.
Charlatan!

Méphistophélès [fredonnant].

Vivra qui pourra!
Qui vivra verra
[Il s'éloigne en ricanant.]

Valentin.
Laissons là cet homme, mes amis, et partons. Voici les portes de l'église qui s'ouvrent... Si je revoyais Marguerite, je n'aurais plus le courage de la quitter.

Siébel.
Nous vous accompagnons, jusqu'aux portes de la ville. [A Méphistophélès.] Adieu, jongleur.

Anselme.
Adieu, sorcier.

Brander.
Adieu, Satanas.

Méphistophélès.
Adieu, pendu! [Ils sortent par le fond en se tenant bras dessus, bras dessous.]

SCÈNE VI

Méphistophélès seul, puis Faust

Méphistophélès.
Ces jeunes gens... ça ne croit à rien. [Les cloches recommencent à sonner.] Bon! encore! [Il se bouche les oreilles.] C'est insupportable!... ça m'agace!... [Faust sort de l'église. Allant à lui.] Ah! te voilà, cher ami!... Sauvons-nous!...

Faust.
Non, non! je reste ici... je l'attends!

Méphistophélès.
Qui cela?

Faust.
Marguerite.

Méphistophélès.
Bath! tu l'as vue?

Faust.
Oui... là... dans le coin le plus sombre de l'église... agenouillée devant l'autel de la Vierge, les mains jointes, les yeux baissés vers la terre...

Méphistophélès [riant].
Pauvre ange!

Faust.
Elle priait.

Méphistophélès.
Oui.

Faust.
Je me suis approché sans bruit

Méphistophélès.
Sur la pointe des pieds...

Faust.
Je l'ai regardée longtemps...

Méphistophélès.
Avec amour!

Faust.
Oh! c'est bien elle, j'en suis sûr.

Méphistophélès.
A moins que ce ne soit une autre.

Faust.
C'est elle! te dis-je.

Méphistophélès.
Je t'ai à peine donné le temps de l'entrevoir; comment as-tu pu la reconnaître?

Faust.
Aux battements de mon coeur.

Méphistophélès [riant].
Ah! oui... je sais...

Faust.
Tais-toi! [Pendant ces dernier mots, la foule sort de l'église.]

Méphistophélès.
Justement on sort de l'église... montre-la-moi.

Faust.
La voici! [Il lui montre Marguerite qui descend lentement les degrés du parvis, suivie de Marthe.]

Méphistophélès.
C'est bien elle, en effet; ton coeur ne t'a pas trompé.

SCÈNE VII

Les Mêmes, Marguerite, Marthe

Faust.
Il faut absolument que je lui parle. [Il court au-devant de Marguerite.] Oserai-je vous offrir mon bras pour vous conduire jusque chez vous?...

Marguerite.
Pardon, monsieur, je suis puis fort bien rentrer seule à la maison. [Elle s'éloigne précipitamment.]

Marthe [passant devant Faust].
Votre servante, beau cavalier. [Marguerite et Marthe rentrent dans la maison à droite. Faust demeure immobile.]

Méphistophélès [riant].
Ah! ah! ah!...

Reprise du Choeur.

La cloche, etc.



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Monday, 22-Oct-2001 00:06:40 PDT