Choeur.
Voici la fontaine
Au flot transparent,
La claire fontaine
Dont l'eau vers la plaine
Fuit en murmurant.
Hélène.
Dis donc, Madeleine, viens donc que je te conte quelque chose!...
[Elle lui parle bas.]
Madeleine.
Vraiment!...
Hélène.
Et ce n'est pas tout!...
[Elle lui parle encore bas.]
Madeleine.
Oh! bon Dieu! qu'est-ce que tu me dis là!...
Geneviève.
Qu'avez-vous donc toutes deux à chuchoter?
[Les jeunes filles s'approchent.]
Hélène.
Faut-il leur dire?
Madeleine.
Dam! vois!
Toutes.
Oh! oui! oh! oui!
Hélène.
Mais vous n'en direz rien à personne!
Toutes.
Non! non!
Hélène.
L'amoureux est envolé!
Geneviève.
Qui te l'a dit? Depuis quand?...
Hélène.
Il est parti hier au soir... à la brune... à cheval, avec ce vilain
homme qui le suit partout!
Berthe.
Tu en es sûre?
Hélène.
Je les ai vus passer devant ma porte, ainsi!
Toutes.
Eh bien, c'est bien fait.
Madeleine.
Pauvre Marguerite!..
Berthe.
Je te conseille de la plaindre.
Hélène.
Oui! combien de temps n'a-t-elle pas été pendue au bras de ce beau
seigneur! C'étaient des promenades sans fin, dans les bois et aux bords
des ruisseaux... les oiseaux étaient jaloux de leurs amours!
Geneviève.
Et le soir, quand nous étions au fond de notre chambre, assises devant
notre rouet, la belle causait tendrement dans son jardin, sous la charmille,
avec son galant.
Hélène.
Elle ne trouvait pas le temps long, elle!
Madeleine.
Maintenant la voilà bien punie!
Geneviève.
Elle n'a que ce qu'elle mérite!
Madeleine.
Vous avez beau dire, la pauvre fille ets bien à plaindre.
Geneviève [bas aux autres].
Cette bonne Madeleine!... il faut qu'elle ait aussi quelque chose à
se reprocher!...
Toutes [riant].
Ah! ah! ah!
Hélène.
Savez-vous la chanson?
Geneviève.
Quelle chanson?... On a fait une chanson là-dessus?
Hélène.
Oui; je vais vous la dire, écoutez.
[Toutes les jeunes filles se rapprochent.]
Chacune de nous a connu
Une fille à l'air ingénu
Au doux regard, au frais visage,
Qui passait pour honnête et sage;
Et dont nul amoureux n'osait suivre les pas...
Ah! ah! ah! la plaisante histoire
Personne ne veut y croire.
Toutes.
Ah! ah! ah! etc.
Hélène.
Si nul n'osait suivre ses pas,
Maint galant soupirait tout bas.
Or, il advint qu'un jour la belle
Fit rencontre près de chez elle
D'un jeune et beau seigneur vêtu de soie et d'or;
Ah! ah! ah!... etc.
Toutes.
Ah! ah! ah! etc.
Hélène.
Ce beau seigneur tout vêtu d'or
La charma, dit-on dès l'abord.
Mais les pleurs sont voisins du rire!...
Car un beau matin, sans rien dire,
Le galant étranger s'enfuit et court encore!...
Ah! ah! ah! etc.
Toutes [riant].
Ah! ah! ah!
Hélène.
Oui, mais la chanson ne dit pas tout!
Geneviève.
Bah! qu'y a-t-il encore?...
Hélène.
C'est que je ne sais pas comment vous dire ça, moi.
Toutes.
Qu'est-ce donc?
[Siébel paraît au fond.]
Madeleine.
Taisez-vous! voici Siébel!
Geneviève [riant].
Pauvre Siébel!
Hélène.
Bonsoir, M. Siébel.
Siébel.
Bonsoir!...
Hélène.
Et bien! vous voilà content, j'espère! Ce beau seigneur est parti...
vous n'avez plus de rival... Vous allez pouvoir épouser Marguerite.
[Siébel s'éloigne sans répondre.]
Geneviève [lui faisant la révérence].
Votre servante, M. Siébel; je vous fais bien mes compliments.
Siébel.
Méchantes langues! Marguerite vaut encore mieux que vous toutes.
C'est l'envie qui vous fait parler.
Toutes.
Oh!...
Marguerite [sortant de sa maison et traversant le
théâtre].
Je me soutiens à peine!...
Siébel [apercevant Marguerite].
Par grâce, silence!...
Hélène [très-haut].
Eh bien! quoi! Siébel a raison... Marguerite est toujours la
perle du pays, son teint est redevenu frais et rose, et si au bal on
l'invite à valser, elle ne dira plus: Merci, monsieur, je ne valse pas...
Toutes [riant].
Ah! ah! ah!
Marguerite.
O mon Dieu!
Siébel.
Cela ne vous portera pas bonheur.
Marguerite [s'avançant et tendant la main à chacune
d'elles tour à tour].
Hélène!... Berthe!... Geneviève!...
[Chaque jeune fille lui tourne le dos. Elles vont reprendre leurs
cruches et s'éloignent en chantant:]
Reprise du Choeur.
Ah! ah! ah! la plaisante histoire, etc. etc.[Les voix se perdent dans l'éloignement.]
Siébel [s'approchant].
Marguerite...
Marguerite.
Siébel! oh! pitié, épargnez-moi. J'ai tant souffert...
Siébel.
Marguerite!...
[Il cache sa tête dans ses mains.]
Marguerite.
Oh! mon Dieu! vous pleurez!... Vous ne me maudissez pas...
Siébel.
Moi, Marguerite!... moi! vous maudire!
Marguerite.
Et qui aurait pourtant le droit de me maudire, si ce n'est vous?...
Siébel.
Ne parlons pas de moi... Marguerite, voulez-vous que je le poursuive...
Oh! j'aurai du courage pour vous. Je lui chercherai querelle!...
Je vous vengerai...
Marguerite [l'entourant de ses bras].
Oh! non...
Siébel.
Vous l'aimez encore.
Marguerite.
Toujours! toujours!
Siébel.
L'infâme!
Marguerite.
Ne dites pas cela! Il m'aime, je le sais!... Parfois, quand nous étions
seuls, ses yeux se remplissaient de larmes... Il ne rêvait pas d'autre
existence... Il voulait acheter le jardin qui est au bout du mien, avec
une vigne au midi... On croit qu'il a des goûts somptueux... mais non,
je vous assure, on se trompe... Une chambre avec du soleil et des fleurs
et il est heureux. Quelques vieux livres, un peu de musique, car il
aimait à m'entendre chanter... mon Dieu, voilà tout. Oh! mais j'ai
tort de vous parler de lui...
Siébel.
Ne faites pas attention à moi. Et pourtant, Marguerite, il est parti...
Marguerite.
Oh! c'est cet homme qui l'accompagne! Un homme terrible; je ne l'ai jamais
vu prier!... Près de cet homme, ce n'était plus la même!... Oh!
que j'ai pleuré! Hier, il y avait deux jours que je ne l'avais vu,
je l'entendis rentrer. Mon coeur se serra. Je reconnais à son pas
quand il a ses mauvaises pensées. Faible, chancelante, je me levai
pour aller à sa rencontre, et quand il entra, le front soucieux, l'air
menaçant, je lui mis la main sur la bouche... et je lui dis... Chut!
il dort... Puis, lui prenant le bras... je l'entraînais vers le berceau
et j'allais soulever le blanc rideau de gaze, quand j'entendis un rire
infernal!... l'homme, le démon était là... Il lui dit: Va donc bercer
cet enfant qui crie!... et ils partirent tous deux en riant... et moi,
agenouillée près du berceau, j'attendais toujours... Et voilà
qu'il se fit du bruit dans la cour et je vis deux hommes à cheval
qui partaient au galop... Il n'est pas encore revenu... mais il
reviendra.
Siébel.
Pauvre Marguerite!...
Marguerite.
Oh! Siébel... il n'est plus dans la ville qu'une maison qui me
soit ouverte: c'est celle où l'on prie... j'y vais prier pour le cher
petit ange et pour lui... Adieu, Siébel; adieu, mon ami.
[Elle lui tend la main.]
Je me hâte... il pourrait s'éveiller!..
[Elle entre dans l'église.]
Siébel.
Elle l'aime encore!
Marthe [accourant et apercevant Siébel].
Ah! Dieu soit béni! monsieur Siébel!... monsieur Siébel!...
Siébel.
Qui m'appelle?
[Reconnaissant Marthe.]
Vous!
[Il veut s'éloigner.]
Marthe.
Oh! je sais bien, monsieur Siébel, que ma vue vous déplaît...
mais il s'agit de sauver Marguerite...
Siébel.
Hein? la sauver, dites-vous? de quel danger?
Marthe.
Valentin est de retour!
Siébel.
Valentin!
Marthe.
Je viens de la rencontrer à deux pas d'ici... au bout de la rue...
Ah! Dieu! que j'ai eu peur!
Siébel.
Etes-vous bien sûre de ce que vous dites?
Marthe.
Si j'en suis sûre! Sainte Vierge! je l'ai bien reconnu!...
Siébel.
Oh! pauvre Marguerite! comment l'avertir...
Marthe.
Ne le laissez pas entrer dans la maison... il serait capable de la tuer!
Siébel.
Il sait donc déjà?...
Marthe.
Il ne sait rien encore... mais toute la ville connaît l'histoire...
et les voisins sont si bavards!...
Siébel.
O Dieu! que faire pour la sauver?
Marthe.
Il vaudrait peut-être mieux lui dire tout vous-même... Vous tâcherez
de l'apaiser.. Surtout ne lui parlez pas de moi... je vous en prie!...
dites-lui que j'ai quitté la ville... dites-lui... Ah! je l'entends!...
c'est fait de moi!... Adieu. monsieur Siébel, adieu!
[Elle sort en courant.]
Siébel.
Que lui dire? Je n'ose aller à sa rencontre.
Valentin [du dehors].
Joyeux soldat, après la guerre,[Il paraît au fond.]
Laisse ton sabre pour ton verre...
Siébel [avec effort].
C'est bien lui!
Valentin.
Laisse ton sabre pour ton verre...[Il se dirige en fredonnant vers la maison de Marguerite.]
Siébel [courant à lui].
Valentin!
Valentin [se retournant].
Hein? cette voix!... Eh! parbleu, c'est Siébel!
[Il lui tend les bras.]
Ce brave Siébel!
Siébel [balbutiant].
Oui... c'est moi... en effet...
Valentin.
Eh bien, embrassons-nous!
[Ils s'embrassent.]
Mon retour t'étonne? tu ne m'attendais pas?
[Riant.]
Ah! ah! c'est que la paix est faite, mon brave Siébel!... et j'ai
voulu vous surprendre tous. Vive la paix après la guerre! Comment
se porte Marguerite?... Très bien, n'est-ce pas? Chère petite
soeur! comme elle va être étonnée! Valentin! mon frère!
Eh! oui, morbleu! me voilà!... Allons vite que l'on me saute au cou!..
la.. Maintenant qu'on mette un couvert de plus, qu'on me rende mon vieux
fauteuil et mon gobelet d'étain!...
[A Siébel.]
Tu souperas avec nous... et je te conterai mes campagnes... Tu verras ce que
c'est la guerre! Ah! la belle vie, Siébel! Escarmouches et batailles!
assauts furieux! brèches ouvertes! villes emportées... les hommes
sur les remparts... les femmes dans les maisons... J'en ai sauvé plus
de vingt, parce que je pensais à Marguerite... A propos, êtes-vous
d'accord? A quand la noce?
Siébel.
La noce!...
Valentin.
Pauvre Siébel! je sais bien que tu ne te trouves pas digne d'elle;
je sais bien qu'il n'y a personne sur la terre qui soit digne de
Marguerite... mais enfin c'est à toi que je la donne... à toi!...
Siébel.
Nous reparlerons plus tard de tout cela, Valentin.
Valentin.
C'est juste.
[Lui secouant la main.]
A ce soir.
Siébel.
Où allez-vous?
Valentin.
Où je vais? es-tu fou? Je vais embrasser Marguerite.
Siébel.
N'entrez pas.
Valentin.
Hein? pourquoi? Marguerite est donc sortie?
Siébel.
Oui... oui.
Valentin.
Eh bien, je vais l'attendre.
Siébel.
C'est que...
Valentin.
Quoi?
Siébel.
C'est que je ne sais quand elle rentrera...
Valentin.
Ah, çà, te moques-tu de moi, Siébel, que veux-tu dire?
Marguerite n'est pas chez elle et tu ne sais pas quand elle rentrera...
Pourquoi ta voix tremble-t-elle en me disant cela? Pourquoi
détournes-tu la tête quand je te parle?... Pourquoi fuis-tu
mon regard?
[Lui saisissant le bras.]
Siébel! explique-toi... je le veux... je l'exige, entends-tu?
Siébel.
Eh bien, je...
Valentin.
Parle!
Siébel.
Non... c'est impossible.
Valentin.
O Dieu!
Siébel.
La voix me manque...
Valentin.
Siébel! je veux tout savoir... je le veux!..
Siébel.
Au nom de notre amitié, au nom de votre mère, Valentin, je vous
prie à genoux d'être clément!... de lui pardonner...
Valentin.
Pardonner! lui pardonner! Oh! malheur sur moi! Marguerite! ma soeur!
Ce n'est pas vrai... tu mens! Je veux savoir... elle se justifiera...
j'en suis sûr... Quoi! Siébel! c'est toi qui l'accuses!
O mon Dieu! ce n'est pas vrai... Non, cela ne peut être vrai!
[Il s'élance vers la maison de Marguerite.]
Siébel [cherchant à le retenir].
Valentin!
Valentin [le repoussant].
Laisse-moi! laisse moi!
Siébel.
Oh! prévenons Marguerite!
[Il entre dans l'église.]
Marguerite.
Seigneur! vous qui êtes plein de miséricorde et de bonté,
daigner permettre à la pauvre misérable qui n'est que honte et
péché, de se tenir humblement, au seuil de votre maison pour
vous prier.
Méphistophélès [paraissant sur la place].
Non, tu ne prieras pas, je ne veux pas que tu pries... Accourez, esprits
des ténèbres, accourez et emparez-vous d'elle.
[Il disparaît.]
Voix de démons invisibles.
Marguerite!
Marguerite.
Ah! l'épouvante me saisit!
Voix de démons invisibles.
Marguerite!
Marguerite.
Qui m'appelle?
[Elle promène partout ses regards effrayés.]
O Dieu! Dieu de pardon, est-ce vous qui me maudissez?
Chant Religieux [derrière la coulisse].
Quand du Seigneur le jour luira,
Sa croix au ciel resplendira
Et l'univers s'écroulera.
Marguerite [sur la fin de la strophe].
Ah! ce chant est plus terrible encore!
Les Voix.
Marguerite! Marguerite!
[Le pilier s'ouvre, un fantôme se tient au fond et parle à
Marguerite.]
Adieu les nuits d'amour et les jours pleine d'ivresse, A toi l'enfer! Devant toi tout à coup le châtiment se dresse, A toi l'enfer![Le pilier se referme.]
Marguerite [s'adressant à une voisine].
Madame! madame!... Est-ce que vous n'entendez pas des chants étranges?...
Là... la...
La Voisine.
Qu'a donc cette folle?
Marguerite.
Oh! oui, je deviens folle!... je le crois...
[Chant d'église derrière la coulisse.]
Que dirai-je alors au Seigneur?[Elle s'agenouille à terre.]
Où trouverai-je un protecteur,
Quand l'innocent n'est pas sans peur!
C'est à terre que je veux prier... Je suis indigne encore de toucher ces saintes dalles... [Au comble de l'effroi.] Il me semble que je suis dans un cercle de feu! Ces voûtes s'abaissent sur moi, elles m'écrasent!... De l'air! de l'air!
Choeur des démons.
Marguerite! Marguerite!
Sois maudite!
Marguerite.
Ah!
[Elle pousse un grand cri et tombe évanouie; les voisines, qui n'ont
pas cessé de prier, se pressent autour d'elle.]
Une Voisine.
C'est un scandale!
Siébel [accourant].
Ne voyez-vous pas qu'elle a perdue connaissance?
[Le mur de l'église se referme.]
Valentin.
Où est-elle, la misérable? où se tient-elle cachée? Que ne
suis-je mort sur le champ de bataille, frappé au visage avant que
le visage ait rougi!... Que ne suis-je tombé pêle-mêle avec mes
pauvres camarades dans le fossé de la ville assiégée...
Mais lui, le lâche! il a fui! Ah! fût-il mon ami le plus cher,
dussé-je l'aller chercher au bout du monde! je le trouverai, je le
tuerai!
[Il remonte la scène, le jour baisse.]
Méphistophélès.
Que venez-vous me parler de mauvais conseils! mon métier n'est
pas de donner ce que vous appelez des conseils vertueux.
Valentin.
Quels sont ces hommes?
Faust [à Méphistophélès].
Il y a quelqu'un là qui peut nous entendre...
Valentin.
Oh! ne vous éloignez pas messieurs... Vous ne voulez pas que j'aie à
rougir devant vous... je vous remercie... Mais vous peut-être me
renseigner...
Faust.
Que veut-il dire?
Valentin.
Je suis le frère de cette malheureuse... Ah! messieurs, je suis un brave
soldat, mais c'est un coup bien terrible... Je retrouverai le
séducteur... et il est certain que je le tuerai, s'il y a une justice
au ciel...
Méphistophélès.
Ah! mon brave compagnon, votre malheur ne nous trouve pas insensibles,
soyez-en sûr. Vous le rejoindrez certainement. On dit qu'il a pris
la route de France... Il a un bon cheval... je vous conseille de ne
pas perdre un instant...
Valentin.
Merci, merci, mes bons seigneurs. Ces quelques mots de symphatie me vont
au coeur... Par grâce, avant de nous quitter, donnez-moi votre main...
[Il présente la main à Méphistophélès qui la
serre cordialement, puis à Faust qui recule.]
Faust.
C'est impossible...
Valentin.
Impossible...
[Il s'approche de Faust. Tous deux se regardent fixement. Puis ils se
reculent en portant la main à leur épée et sans se perdre de vue.
Tout à coup ils dégaînent ensemble.]
C'est lui!
Méphistophélès.
Allons! les voilà flamberge au vent... Je ne puis le laisser tuer!
ce n'est pas dans notre marché! N'allez pas rompre...
poussez seulement... c'est moi qui parerai...
Valentin.
Parez donc celle-ci...
Méphistophélès.
Pourquoi pas...
Valentin.
C'est étrange...
Faust.
Méphistophélès... éloignez-vous!
Valentin.
Et parerez-vous encore celle-là?
Méphistophélès.
Sans doute!...
Valentin.
Je crois que c'est le diable qui s'escrime.
Méphistophélès.
Il y a un peu de cela...
Valentin.
Qu'est-ce donc? ma main s'engourdit.
Faust.
Méphistophélès... par grâce... retirez-vous!
Valentin.
Eh quoi!! vous m'épargnez, maintenant; je ne vous épargnerai pas...
Méphistophélès.
Pousse donc...
[Il écarte l'épée de Valentin.]
Valentin [s'enferrant].
Oh!
[Il tombe près des marches de l'église.]
Faust [à Méphistophélès].
C'est un meurtre! ce n'est pas un duel!...
Méphistophélès.
Maintenant au large! Tout diable que je suis, j'ai peur de la justice
criminelle... ses griffes sont encore plus longues que les miennes!
[Ils sortent.]
Valentin [se traînant à terre].
Je sens que je suis un homme mort.
Siébel [Il paraît sur le seuil de l'église
soutenant Marguerite dans ses bras].
Qu'est-ce là? un homme assassiné!... Au meurtre, à l'aide!
[On entoure Valentin.]
Valentin.
Par Dieu! ne criez pas tant! On meurt plus tranquille sur un champ de
bataille.
Marguerite [revenant à elle].
O ciel!
Siébel.
Cette voix!
[Le groupe s'ouvre; la clarté d'une torche frappe le visage de
Valentin.]
Marguerite.
Mon frère!
Siébel.
Valentin!
Valentin [se soulevant].
Ecoute bien, Marguerite: Tu as commencé avec un en cachette, demain
ce sera un autre... Tu as de belles mains qui ne savent plus travailler...
La faim hideuse entrera au logie et il faudra vivre... et vivre
joyeusement... aller aux fêtes, porter des bijoux, des colliers...
toutes ces inventions de l'enfer... car tu vendras la maison et la
tombe de la mère avant de te défaire d'une bague...
[Marguerite ôte la chaîne d'or qu'elle porte et la jette à terre.]
Ah! je vois le temps où tous les honnêtes gens reculeront rien
qu'à ta vue, malheureuse!
Marguerite.
Mon frère! pitié!... pitié!...
Valentin [se soulevant avec effort].
Tu me fais bénir le moment où notre mère est morte; car elle n'a pas
vu cette honte!... Marguerite, Marguerite, c'est toi qui me tues!...
Marguerite.
Mon frère!
Valentin.
Va-t'en, maudite!
[Il la repousse et tombe mourant dans les bras de ceux qui le
soutiennent.]
Marguerite [avec égarement].
Dieu!...
[Elle se cache la tête dans les mains et recule en chancelant.]
Siébel [aux assistants].
Emportez Valentin...
[Leur faisant signe de s'éloigner.]
Allez!... allez!...
[Il soutient Marguerite dans ses bras et la fait asseoir sur le banc
près de l'église. On emporte Valentin par le fond à droite. Siébel
et Marguerite restent seuls. Nuit complète.]
Siébel.
Chère Marguerite!... revenez à vous... la blessure de Valentin n'est
pas mortelle... nous le sauverons.
[Il lui prend les mains.]
Ses mains sont glacées!... Elle ne m'entend pas!... Marguerite, c'est
moi... Siébel... votre ami...
Marguerite.
Siébel!..
Siébel.
Venez... appuyez-vous sur moi.
Marguerite [se levant].
Ecoute!.. écoute!.. c'est lui qui vient me chercher, j'ai reconnu
son pas!..
Siébel.
Je n'entends rien...
Marguerite.
C'est lui, te dis-je! c'est lui!.. est-ce que mon coeur peut me tromper!...
Faust [paraissant au fond et se dirigeant vers la maison de
Marguerite].
Marguerite! Marguerite!..
Marguerite.
Ah!..
[Elle s'élance au-devant de Faust.]
C'est sa voix! c'est la voix du bien-aimé!
Faust [la pressant dans les bras].
Chère Marguerite!..
[Bruit de voix dans la rue.]
Siébel.
Quel est ce bruit?..
[Il remonte au fond.]
Marguerite.
Je savais bien que tu reviendrais! donne -moi ta main... ta main chérie!
ce n'est pas un songe, n'est-ce pas?.. Tu m'aimes toujours?.. Dis-moi donc
que tu m'aimes et embrasses-moi!... autrement je t'embrasse!
Faust.
Je n'ai pas voulu fuir sans toi, Marguerite; c'est moi qui t'ai perdue!
tes chagrins, tes souffrances, c'est à moi que tu les dois!.. Les
remords me déchire le coeur!.. Au nom de notre amour, pardonne-moi!
ne refuse pas de me suivre!
Marguerite.
Parle, parle encore!.. cher seigneur! cher bien-aimé! Nous allons
partir ensemble... Oh! la campagne!.. le grand air! le beau soleil..
Voici la place où je t'ai vu pour la première fois... où vous
m'avez regardée avec des yeux si hardis!.. Et voilà notre petit
jardin... et mes fleurs... et l'allée où nous marchions quand tu
m'as dit: Je t'aime!..
Faust.
O ciel! sa raison s'égare!
Marguerite.
Je puis mourir maintenant... je t'ai revu.
Faust.
Non!.. il faut vivre, Marguerite, vivre pour nous aimer!
[Le bruit de la rue grossit et se rapproche.]
Siébel [au fond, écoutant].
Fuyez!.. c'est le meurtrier de Valentin que l'on cherche!
Faust.
Viens, Marguerite, partons... des chevaux sont là, qui nous attendent...
ne perdons pas un instant!.. tout à l'heure il serait trop tard!
Marguerite.
Chut! ne dites pas que j'ai gardé les bijoux... j'ai eu tort d'ouvrir
la cassette... Si Valentin me voyait! Valentin!
[Poussant un cri.]
Ah!.. ce collier me brûle!.. Il est couvert de sang!..
[Repoussant la main de Faust.]
Ta main aussi!.. Laissez-moi!.. vous me faites horreur!..
Faust.
Au nom du ciel!.. suis-moi!..
Marguerite.
Non! non! laissez-moi!..
Siébel [du fond].
Si vous tardez encore... vous êtes perdus!
Faust.
Pour échapper à ceux qui nous poursuivent, je t'emporterai, s'il
le faut, au bout de la terre!..
[Il prend Marguerite dans ses bras: Méphistophélès
apparaît tout à coup derrière la fontaine. Siébel, à
sa vue, pousse un cri d'effroi et se sauve.]
Méphistophélès.
Ingrats! vous ne comptiez sur moi?
Marguerite [s'échappant des mains de Faust].
Ah! le démon! le démon!..
Faust [tirant son épée].
Va-t'en!.. va-t'en!..
Méphistophélès.
L'heure des amours et du plaisir est passé!
[Il étend la main vers Faust, celui-ci laisse tomber son épée
et demeure immobile.]
Marguerite!.. tu m'appartiens!..
Marguerite [tombant à genoux].
Sainte vierge!.. défendez-moi!..
Méphistophélès [étendant la main
vers elle].
Marguerite......
[L'église s'entr'ouvre. Choeur céleste. Un ange vêtu de
blanc se tient debout près du pilier. Méphistophélès
se jette en arrière et détourne les yeux.]
L'Ange.
Marguerite! ta prière est montée au ciel, suis-moi!
Marguerite.
Lumière éblouissante! ange divin! je te suis!... je te suis!...
Méphistophélès [saisissant la main de
Faust].
Et toi!, cher docteur, passe devant!
[Ils s'abîment tous deux dans les flammes.]