GUSTAVE CHARPENTIER

Louise

Acte Deuxième



PRÉLUDE: ``Paris s'éveille''

Premier Tableau

La scène représente un carrefour au bas de la butte Montmartre. À gauche, au fond de la scène, un escalier descendant; plus à gauche, une ruelle puis un hangar; à droite, une maison et un cabaret; au fond, à droite, un escalier montant, plus à droite une ruelle; au loin, à droite, la Butte; à gauche le faubourg.

Scène Première

La Petite Chiffonnière, La Glaneuse de Charbon, Le Noctambule, La Plieuse, Le Bricoleur, La Laitière, Le Chiffonnier.

Au lever du rideau, sous le hangar, une laitière prépare son étalage et allume son feu; près d'elle, sur une table à la terrasse d'un marchand de vin, une fillette (17 ans) plie les journaux du matin.
A droite, près d'une poubelle renversée, une petite chiffonière travaille hâtivement; à côté d'elle une glaneuse de charbon et, plus loin, un bricoleur fouillent les ordures. Des ménagères vont aux provisions.

Cinq heures du matin, en avril. Un léger brouillard enveloppe la ville.

La Petite Chiffonnière [à la glaneuse]
Dir' qu'en c'moment y a des femmes qui dorment dans de la soie!

La Glaneuse de Charbon
Bah! les draps de soie s'usent plus vite que les autres.

La Petite Chiffonnière
Oui, parce qu'on y dort plus longtemps!

La Glaneuse
Grande bête! ton tour viendra...

Un noctambule paraît.

La Petite Chiffonnière
Mon tour? si c'était vrai!

Le noctambule s'approche de la plieuse.

Le Noctambule
Si jolie, si matin...
[il tourne autour de la fillette]

Malice du destin,
qui revêt de satin
et de robes d'aurore
les guetteuses de nuit
aux rides inclémentes
et cache au libertin,
sous des voiles de nuit
les fillettes d'aurore
que le désir tourmente.
[à la plieuse] Un baiser?

La Plieuse
Passez vot' chemin!

Le Noctambule [riant]

Mon chemin, je le cherche...
me tendras-tu la perche?
[avec afféterie] Sans les lanternes de tes jolis yeux,
je risque fort de me perdre!
tu veux?..
La fillette lui tourne le dos.

La Glaneuse [s'étirant]
Ah!

Le Bricoleur [geignant]
Ah!

Le Noctambule [regardant autour de lui]
En ce froid carrefour où gèmit la souffrance, je me sens mal à l'aise,
[à la fillette] et sans ta jeune chair il me semblerait choir au seuil du sombre enfer où le Dante écrivit: ``Ici point d'espérance!''
Le son de ma voix
éveille-t-il en toi
une vague souvenance...
que tu restes songeuse?..
ou bien un frais désir
fait-il bondir
ton coeur d'amoureuse?

La Plieuse [riant]
Vous êtes fou!

La Laitière [riant]
Sa folie n'est pas dangereuse!...
[le noctambule fait une pirouette]
Qui êtes-vous ?

Le Noctambule [rejetant son manteau sur l'épaule et apparaissant séduisant, tout à fait joli dans un costume de printemps auquel sont piqués quelques grelots de folie]
Je suis le Plaisir de Paris!

Les deux femmes font un geste d'étonnement admiratif. La petite chiffonière, la glaneuse, le bricoleur interrompent leur travail et s'approchent. D'autres figures de souffrance, sorties de l'ombre, se groupent derrière eux. Le noctambule pirouette de nouveau.

La Laitière
Où allez-vous?

Le Noctambule

Je vais vers les Amantes
que le Désir tourmente!
Je vais cherchant les coeurs
qu'oublia le bonheur.
[montrant la ville.]
Là-bas glanant le Rire, ici semant l'Envie,
prêchant partout le droit de tous à la folie:
Je suis le Procureur de la grande Cité!
Ton humble serviteur... ou ton maître!

La Laitière [le menaçant de son balai]
Effronté!
Il s'enfuit en riant.

Le Noctambule
Ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha!
Au coin de la rue, il heurte violemment le chiffonnier et disparaît.

Le Chiffonier
Hé! fait' attention! butor!
[le chiffonnier chancelle et tombe]

Le Noctambule [déjà loin]
Je suis le Procureur de la grande Cité!

Le bricoleur s'avance vers le chiffonnier; il le débarrasse de sa hotte, puis le relève.

Le Chiffonier [à part]
Ah!... je le connais... le misérable! ce n'est pas la première fois qu'il se trouve sur mon chemin!
[au bricoleur]
Un soir, il y a longtemps, je m'en souviens comme si c'était hier... ici, au même endroit, il m'est apparu...
La plieuse fait un paquet de ses journaux et s'en va.
hélas! il n'était pas seul ce jour-là... une fillette lui donnait la main et souriait à sa chanson...
c'était ma fille!
[dramatique] Je l'avais laissée là, au travail... il est venu, il lui a soufflé à l'oreille ses tentations mauvaises...
[douloureux] et la coquette l'a écouté... ell'l'a suivi... en s'enfuyant, ell'm'a heurté... comme aujourd'hui... je suis tombé!
Ah! ah! ah! ah!
Il sanglote et se met au travail.

La Glaneuse et La Chiffonière
Pauvre homme!

Le Bricoleur
Bah! dans toutes les familles, c'est la même chose! moi, j'en avais trois, je n'ai pu les tenir!
Faut pas leur en vouloir si elles préfèr' à notre vie d'enfer le paradis qui les appelle là-bas...

La Petite Chiffonnière [à part]
Est-c' que les bons lits, les belles robes, comme le soleil,
[elle tend les bras vers le soleil dont les premiers rayons éclairent la Butte]
ne devraient pas être à tout le monde!

Scène II

Les Mêmes (moins le Noctambule), Deux Gardiens de la Paix, Un Gavroche, La Balayeuse.

Deux gardiens de la paix traversent lentement la scène et s'approchent de la laitière. Le carrefour s'anime.
Une balayeuse apparaît au fond et s'avance vers le groupe.

Premier Gardien [à la laitière.]
Belle journée!

La Laitière
Voici le printemps.

Premier Gardien
La saison des amours...

La Laitière
Pour ceux qui ont vingt ans!

Deuxième Gardien
Bah! chacun son tour...

La Laitière
J'attends encore le mien!

Premier Gardien
Vous n'avez jamais aimé?

Un gavroche s'approche de l'éventaire et se chauffe les mains au fourneau.

La Laitière [simplement]
Je n'ai pas eu le temps!
Les gardiens rient.

La Gavroche [à la laitière]
Un p'tit noir?

La Balayeuse [fanfaronne]
Moi, j'ai eu ch'vaux et voitures... Y a vingt ans
[triomphante] j'étais la reine de Paris!
[comique] quell' dégringolade! hein? mais je ne regrette rien... je me suis tant amusée...
[sentimentale] Ah! la belle vie! le joyeux, le tendre, l'inoubliable paradis!
Le gavroche, qui l'a écoutée, hausse les épaules, puis s'approche d'elle, la tire par la manche.

Le Gavroche [avec une naïveté feinte]
Dites: donnez-moi l'adresse...

La Balayeuse
Quelle adresse?

Le Gavroche [goguenard]
L'adresse... de vot' paradis!

La Balayeuse
Mais, mon petit,
[montrant la ville, tendre] c'est Paris!

Le Gavroche [jouant l'étonnement]
Paris...
[il regarde la ville]
c'est étonnant! depuis que j'suis au monde j'm'en étais pas encore aperçu!

Premier Gardien [bourru]
Allons, circule!

Le Gavroche [narquois, froidement]
De quoi... on n'peut pas s'instruire?..

Premier Gardien [brutal]
Va travailler!
Il le pousse. Le gavroche immobile, toise le gardien, puis d'une pirouette nonchalante il lui tourne le dos et s'en va lentement - arrivé au coin de la rue, il se retourne.

Le Gavroche [criant, ses mains en porte-voix]
Y en a donc que pour les femm's, dans vot' paradis!
[geste menaçant des gardiens; le gamin s'enfuit; les gardiens s'éloignent du même côté]
La petite chiffonnière s'en va d'un autre côté, courbée sous le poids d'un sac de chiffons. La balayeuse reprend son travail et disparaît dans la rue voisine. La glaneuse s'approche de la laitière.

La Petite Chiffonnière [avec amertume]
Y en a qu'pour les femmes!..

Le chiffonnier et le bricoleur montent l'escalier. Julien paraît au fond de la scène; il fait un geste à ses amis.

Scène III

Les Mêmes (moins le Chiffonier et le Bricoleur), Julien, Les Bohèmes, Un Apprenti.

Les bohèmes paraissent en haut de l'escalier et s'avancent, comiquement, avec des allures de conspirateurs.

Le Peintre [à Julien]
C'est ici?

Le Sculpteur
C'est là qu'elle travaille?
[la glaneuse s'éloigne]

Julien [indiquant la maison]
Sa mère l'accompagnera jusqu'à cette porte... sitôt disparue, je m'élance... je rattrape Louise...
[rageusement] et, si ses parents refusent...

Le Peintre
Tu l'enlèves!
[Julien approuve]

Tous [entourant Julien]
Bravo! bravo! bravo!

Le Chansonnier
Mais, consentira-t-elle?

Julien
Je la déciderai!

Ils se répandent sur la place: à droite, le sculpteur, le peintre et le jeune poète; à gauche, Julien, l'étudiant, les philosophes et le jchansonnier.
Les autres inspectent silencieusement les alentours.

Le Peintre [à Julien]
Nous en ferons notre Muse!

Le Sculpteur [au poète]
Le coin est joli...

Le Chansonnier [à Julien]
Muse des Bohêmes!

Le Peintre [au sculpteur]
Un vrai carrefour à sérénades...

Premier Philosophe [avec dédain]
Une muse?

Le Sculpteur [au peintre]
Nous aurions dû prendre nos instruments...

Le Chansonnier [au philosophe]
On la couronnera!

Des têtes de bonnes paraissent aux fenêtres de la maison.

Le Sculpteur
Nous reviendrons.

Premier Philosophe
Les Muses sont mortes!

Le Chansonnier [enthousiaste]
On les ressuscitera!

Le Peintre [lorgnant les fenêtres]
Les jolies filles!

Le Sculpteur
Mesdemoiselles?

Le Chansonnier
Elles sont charmantes!

Le Jeune Poète
Ravissantes!

D'autres têtes paraissent à d'autres fenêtres. Les bohèmes envoient des baisers et saluent; d'autres font les clowns. Le chansonnier, grattant sa canne ainsi qu'une guitare, se met en évidence.
À l'écart dissertent les philosophes.

Le Chansonnier

Enfants de la bohême,
Nous aimons qui nous aime!
Toujours gais et pimpants,
Les femm's nous trouvent séduisants...

Deuxième Philosophe [à l'autre]
Pourquoi refuseraient-ils?

Le Chansonnier

Quoiqu' sans argents!
Premier Philosophe
Ils préfèrent sans doute en faire la femme d'un bourgeois!
Le Chansonnier
Presqu' indigents!
Deuxième Philosophe [ironique]
Mais, les ouvriers méprisent les bourgeois!
Premier Philosophe
Ah! ah! tu crois ça!
Le Chansonnier
Mais nous somm's très intelligents!

Cris et bravos; des fenêtres on jette des sous. Les bohêmes saluent ironiquement.

Le Peintre [saluant]
Aimez-vous la peinture?

Le Sculpteur [de même]
La sculpture?

Le Chansonnier [de même]
La musique?

Le Jeune Poète
Je suis un grand poète!

Premier Philosophe
Mon cher, l'idéal des ouvriers c'est d'être des bourgeois...
[tous approvent]
le désir des bourgeois: être des grands seigneurs...
[novelle approbation plus nourrie]
[ironique] et le rève des grands seigneurs:
[attention générale ironique]
[emphatique] devenir des artistes!
[rires]

Le Peintre
Et le rève des artistes!

Premier Philosophe [avec emphase]
Être des dieux!

Tous
Bravo!

Les Bohêmes
Oui, des dieux!

L'Apprenti [traversant la scène, passant dans le fond]
Allez donc travailler, tas d'feignants!
Les bohêmes esquissent une poursuite, puis ils descendent l'escalier en chantant. Le philosophe, le chansonnier, le peintre et l'étudiant vont dire adieu à Julien.

Les Bohêmes
Enfants de la bohême,
Nous aimons qui nous aime.
Toujours gais et pimpants,
les femm's nous trouvent séduisants...
Julien [à ses amis, fiévreusement]
Voici l'heure, laissez-moi.
Les Bohêmes
Quoiqu' sans argents!
Le Premier Philosophe [à Julien]
Allons, bonne chance...
Le Chansonnier [l'excitant]
Enlève la redoute!..
Les Bohêmes [dè;jà loin]
Presqu'indigents!
Le Peintre [avec mystère]
Sois éloquent!
L'Étudiant [donnant une accolade à Julien]
A tout à l'heure...
[ils s'éloignent]

Les Bohêmes[très loin]
Mais nous somm's très intelligents!
[cris lointains des bohêmes]

Scène IV

Julien, Marchands de la Rue.

Julien [dans une agitation douloureuse]
Elle va paraître, ma joie, mon tourment, ma vie!
Voudra-t-elle me suivre? Voudra-t-elle qu'aujourd'hui notre amour soit vainqueur!
Que dois-je lui dire? Comment la décider?
[avec angoisse] Qui viendrait à mon aide?...

La Rempailleuse [lointaine]
La caneus', racc'modeus' de chais's!..
Julien fait un geste de surprise.

Marchand de Chiffons [lointain]
Marchand d'chiffons, ferraille à vendr'!..
Il écoute avec émoi croissant; les chants qui se rapprochent.
La Rempailleuse [plus près]
la caneus', racc'modeus' de chais's!..
La Marchande d'Artichauts [lointaine]
artichauts, des gros artichauts!
Le Marchand de Carottes
v'là d'la carott', elle est bell', v'là d'la carott'! d'la carott'!
La Marchande d'Artichauts
à la tendress', la verduress'!
Le Marchand de Carottes [très loin]
d'la carott'!
La Marchande de Mouron (enfant) [près de la scène]
mouron pour les p'tits oiseaux!
La Marchande d'Artichauts [se rapprochant]
et à un sou, vert et tendre, et à un sou!
[flûte du chevrier lointain]
/ La Marchande de Mouron [près de la scène]
| mouron pour les p'tits oiseaux!
| La Marchande d'Artichauts
\ en v'là des gros, des bien beaux!
/ Marchands de Tonneaux
| Tonneaux, tonneaux, v'la l'marchand d'tonneaux!
| Marchands de Balais
| ach'tez des balais, v'la l'marchand d'balais;
| c'est papa, qui les fait, c'est maman qui les vend,
| c'est moi qui mang' l'argent!
| Marchandes et Marchands de Pommes de Terres
| pomm's terr', pomm's terr', oh les pomm's terre,
| au boisseau, trois sous l'quart, c'est d'la holland'!
| Marchands et Marchandes de Pois Verts
\ pois verts, pois verts, dix sous l'boisseau!

Julien [avec enthousiasme]
Ah! chanson de Paris, où vibre et palpite mon âme!
Marchands et Marchandes [lointain]
pois verts! pois verts!
Julien
Naïf et vieux refrain du faubourg qui s'éveille, aube sonore qui réjouit mon oreille!
Cris de Paris... voix de la rue:
Êtes-vous le chant de victoire de notre amour triomphant?..

Des ouvrières paraissent au fond. Julien se cache sous le hangar, épiant, anxieux.

Scène V

Julien, des Ouvrières (Blanche, Marguerite, Suzanne, Gertrude, Camille, Irma, L'Apprentie, Élise, Madeleine) se rendant à leur travail.

Blanche
Bonjour!

Marguerite
Bonjour!

Blanche
Comment vas-tu?
Elles disparaissent à l'entrée de la maison. Une autre paraît faisant un geste à une quatrième qui s'avance.

Suzanne
Nous sommes en avance?

Gertrude
Il est huit heures...

Suzanne
Ah!
Elles entrent dans la maison. Deux autres s'avancent en caquetant.

Irma
Eh! bien, tu t'es amusée, hier?

Camille
Ah! c'que j'ai ri!

Irma
Tu sais... le grand Léon...
[elle lui parle à l'oreille]

Camille
Vrai?

Irma
En mariage, ma chère!
[elles disparaissent]

Julien
Viendra-t-elle?
[impatient, il sort de sa cachette; trois ouvrières entrent et le regardent gesticuler]

L'Apprentie [riant]
ah! ah! ah! ah! ah! ah!

Élise
Qu'il est beau!

Madeleine
Eh! l'artiste!

/ L'Apprentie
| Il attend sa belle!
| Madeleine, Marguerite
\ ah! ah! ah! ah! ah! ah!
L'Apprentie, Madeleine, Marguerite
C'te tête!

Elles s'enfuient en riant. Julien les regarde entrer dans la maison, il reste pensif, puis il va vers la rue.
Julien, apercevant enfin Louise et sa mère, manifeste sa joie; il revient en courant, va se cacher dans le hangar et guette.
Étonné de ne pas les voir, il regarde; il les aperçoit et se dissimule vivement.

Scène VI

La Mère, Louise, Marchands de la Rue.

La mère et Louise entrent; elles s'avancent lentement; elles s'arrêtent..

La Mère [bougonnant]
Pourquoi te retourner? Il nous suit, sans doute... suffit! je d'mand'rai à ton père que dorénavant tu travailles chez nous.
Louise lève les yeux au ciel. Mimique de Julien qui, n'y pouvant tenir, se montre à Louise.
Ah! t'as beau faire les gros yeux!...
Louise, voyant Julien, porte la main sur son coeur.
On changera ta mauvaise tête, Il faudra bien que Louise reste une fille honnête!..
Allons, au revoir!
Louise, froidement, lui tend la joue; la mère l'embrasse avec tendresse. Louise entre dans la maison, la mère s'éloigne lentement, surveille un instant les fenêtres de l'atelier; arrivée près de la rue, elle guette de tous côtés, méfiante, puis disparaît. Julien se risque timidement, s'enhardit, hésite, puis s'élance dans la maison.

Marchand de la Rue [lointain]
V'là d'la carotte elle est bell'! v'là d'la carott'! d'la carott'! d'la carott'!

Scène VII

Julien, Louise, Ouvrières, Marchands de la Rue.

Julien reparaît, entraînant Louise.

Louise [affolée, se débattant]
Laissez-moi... ah! de grâce!
Julien l'entraîne dans le hangar.

Julien
Alors, ils ont refusé?
Louise se débat et veut fuir.

Louise
Je vous en prie! si ma mère revenait...

Julien
Ils ont refusé?

Louise
Vous me faites mourir de peur!

Julien
Et tu supportes cette chose! tu ne te révoltes pas?

Louise
Que puis-je faire?

Julien
Tu le demandes!

Louise
Ils sont les maîtres!

Julien
Pourquoi, les maîtres? Parce qu'ils t'on fait naître, se croient-ils le droit d'emprisonner ta jeunesse adorable?

Louise
Julien!..

Julien
d'asservir ta vie!
Louise [suppliante]
Ah! par pitié!
Julien
de la murer pour leur plaisir!

Louise
Laissez-moi partir!

Julien
Ta volonté, désormais, est celle d'une femme et vaut la leur: tu es femme, tu peux, tu dois vouloir!

Louise [ne sachant que répondre]
Ah! je vais être en retard..
[suppliante] laissez-moi partir.
Julien, fâché de son indifférence, la laisse partir. Elle fait quelques pas, puis revient, souriante, espiègle.

Julien
Tu ne m'aimes plus!

Louise [naïvement]
Ce n'est pas vrai!

Les cris de la rue reparaissent, lointains.

Julien
Si tu m'aimais, oublierais-tu ta promesse?
[Louise, troublée, se détourne]

Une Marchande de la Rue [lointaine]
V'là du cresson d'fontain', la santé du corps!

Julien
``Écrivez encore à mon père, s'il refuse votre demande je promets de fuir avec vous''.
Une Marchande (Enfant) [lointaine]
Mouron pour les p'tits oiseaux!

/ Un Marchand [lointain]
| Pois verts! pois verts!
| Louise [presque parlé]
\ Ah! si je pouvais...
[flûte du chevrier]
si mon père...

Julien
Ton père te pardonnerait!

Louise
Jamais!

Julien
Plus tard, quand ton bonheur...

Louise
Mon abandon le tuerait et je l'aime mon père, autant que je t'aime...

Julien [la serrant dans ses bras]
Ah!.. ah! Louise, si tu m'aimes, partons de suite au Pays
[montrant la Butte ensoleillée] où vivent libres les Amants! Viens, je te choierai tant, et toute ta vie!
De la rue voisine viennent des cris et des rires.
Viens vers la Joie, le Plaisir!
Entendant des rires, Louise, troublée, veut fuir, Julien la retient. Quatre ouvrières traversent la scène en riant et entrent dans la maison.

Julien [plus pressant]
Si tu m'aimes, Louise, Viens, fuyons de suite, si tu m'aimes, n'attends pas plus longtemps! Tiens ta promesse dès maintenant, Louise! Louise!
[il veut l'entraîner]

Louise [éperdue, se débattant]
Julien!

Julien
Viens!

Louise
Ah! je deviens folle...

Julien
Vers le plaisir!...

Louise [affolée]
Je ne sais que faire... laissez-moi partir! demain... plus tard...
[avec tendresse] je serai ta femme! Julien!. mon bien-aimé!...

Flûte lointaine du chevrier.
Louise se jette à son cou, ils s'embrassent; puis Louise se dégage et s'éloigne vers la maison; sur le seuil de la porte, elle envoie un baiser. Julien répond avec tristesse. - Louise disparaît.

Scène VIII

Julien, Marchands de la Rue

Un Marchand d'Habits [descendant l'escalier]
Marchand d'habits!.. avez-vous des habits à vendr'?
[il interroge les fenêtres]
Marchand d'habits!...
[il se tourne de l'autre côté]
avez-vous des habits à vendr'?
Mélancoliquement il s'éloigne. Julien, accablé, s'achemine tristement vers la Ville.

Le Marchand d'Habits [au loin]
Marchand d'habits!.. avez-vous des habits à vendr'?

Julien, sur le seuil de l'escalier, près de la rue, fait un dernier geste de désespoir, descend lentement et disparaît.

Le rideau tombe très lentement.

Marchande de Mouron (Enfant) [très loin]
Mouron pour les p'tits oiseaux!..
[flûte du chevrier]

Marchande d'Artichauts [très lointaine]
A la tendress'!
[s'éloignant] la verduress'!...

INTERLUDE

Deuxième Tableau

Rideau. Rire des ouvrières.

Un atelier de couture; les ouvrières, autour des tables, travaillent en caquetant et chantant; quelques-unes bavardent; près du mannequin, deux ouvrières plissent une jupe; l'apprentie, couchée à terre, ramasse les épingles; une ouvrière travaille à la machine. Louise, un peu séparée des autres, garde le silence. Durant les conversations, des ouvrières chantent.

Scène Première

Louise, Irma, Camille, Gertrude, L'Apprentie, Élise, Suzanne, Marguerite, Blanche, Madeleine, La Première, Jeunes et Vieilles Ouvrières.

[première table (côté jardin): Irma, Camille, 4 coryphées;
deuxième table: Blanche, Madeleine, puis Élise et Suzanne, 2 coryphées;
troisième table: Louise, Gertrude, Marguerite;
près du mannequin: Suzanne, Élise;
l'apprentie, la première, la mécaniceienne;
autres tables: jeunes et vieilles ouvrières (coryphées)]

Jeunes Ouvrières (Irma, Camille, Élise, Suzanne, Blanche, Madeleine, trois coryphées), Vieilles Ouvrières (Gertrude, Marguerite, quatre coryphées) *(lorsqu'elles n'ont pas de répliques les artistes chantent avec le choeur)
la la la la la la la la

Suzanne [près du mannequin, faisant les plis d'une jupe]
C'est énervant! je n'peux pas y arriver...

L'Apprentie [accroupie devant la table; à Gertrude]
Passez-moi vos ciseaux...

/ Jeunes Ouvrières
| la la la la la la la la
| Gertrude (*Gertrude doit avoir les cheveux gris et jouer en vieille fille sentimentale et prétentieuse)
| Et les tiens?
| Élise
\ Quell' mauvaise étoffe!
L'Apprentie
perdus!...
Élise
les plis n'marquent pas...

Gertrude
J'en ai assez d'les prêter.

L'Apprentie
Un'minute?
Élise prend la jupe, la montre à la première, puis va s'asseoir à la deuxième table.

Gertrude
Tu n'as qu'à t'en payer!
Elle se lève et va essayer un corsage sur le mannequin.

Jeunes Ouvrières
la la la la la la la la
la la la la

Irma
Moi, j'ai vu l'Pré aux Clércs et Mignon.
[Blanche se lève et va causer à Marguerite]

Camille
Moi, j'ai vu Manon.
/ Blanche [à Marguerite, à mi-voix]
| Voudrais-tu m'montrer à baleiner?
| Irma
\ Cest beau?

Camille
Très beau, surtout quand ell' meurt.

Jeunes Ouvrières
la la la la la la la la

Gertrude [avec impatience]
J'peux pas arriver à finir c'corsage!
Marguerite [à Blanche]
Tu prends ton ruban comm' ceci...
Gertrude
sur l'mann'quin, c'est bien,
/ mais sur la femme! | Marguerite
\ tu commenc's par en bas,
/ tu l'fais sout'nir très peu...
| Irma
| C'est pour qui?
| Jeunes et Vieilles Ouvrières
| la la la la la la la | Gertrude
| Pour la duchesse...
| Camille [moqueuse]
\ En effet, j'vois ça d'ici!

Élise va s'asseoir près de Blanche à la deuxièmee table.

Gertrude [riant]
Faut lui mett' du crin sous les bras...

Camille [riant]
Faut lui fair' des hanches...

Irma [riant]
Un vrai rembourrage, quoi!

L'Apprentie [en gavroche]
C'qui y a des clientes, tout d'même! [Rires]
ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah!
Blanche reprend sa place.

Jeunes Ouvrières, Irma et Camille
la la la la la la la la la la la la

Blanche (ou Camille) [à Irma]
Moi, j'vais m'faire une robe pour le Grand Prix...
La Première (*Le rôle de Première peut être tenu par Gertrude) [à Louise]
N'oubliez pas le sachet d'héliotrope?...
Blanche (ou Camille)
J'ai vu un modèl', ma chère
[la dispute, bien en dehors] / Élise [à Suzanne qui lui donne des conseils]
| Ah! laiss'-moi tranquille, tu m'ennuies!
| Vieilles Ouvrières
| la la la la la la la la
| Suzanne
\ C'est pas comm' ça qu'on s'y prend...

Élise
Tu veux toujours en savoir plus qu'les autres!

Suzanne
P'tite imbécile! tu n'vois pas qu'ça craqu' sous l'aiguille?

Élise
Oh! la! la! quel cauch'mar!

Suzanne
T'en as un caractère!

Élise
Tu n't'es pas r'gardée!

Suzanne
Va donc hé! bouffie!
Jeunes et Vieilles Ouvrières
la la la la la la la la la la la
Élise lance une pelote à la tête de Suzanne; les autres s'interposent. Toutes rient avec éclats. La première se lève.

La Première
Mesd'moiselles, un peu d'silence... nous n'sommes pas au marché...
[Silence relatif. La première va causer avec Gertrude. Geste de Louise, songeant à Julien]

Camille [bas à ses voisines]
Voyez Louise, quell' drôl' de tête elle fait aujourd'hui...

Élise et Suzanne
C'est vrai!

Irma
C'est vrai! on dirait qu'elle a pleuré.

Gertrude
Elle a peut-être des ennuis de famille...

Camille
Ses parents sont très durs pour elle...
Les ouvrières se groupent et jettent des regards sur Louise qui semble ne rien voir.

Irma
Ell' n'a pas la vie belle...

Camille
Sa mèr' la frappe encore...

Blanche et Suzanne [indignées]
Ah!

Élise
Ce n'est pas moi qui me laisserais battre!

Suzanne
Moi non plus!

Blanche (ou Camille)
Et moi, c'que j'les plaqu'rais!

L'Apprentie
Moi, quand le pèr' veut m' battre, j'lui dis: cogn' sur maman,
[emphatique] y a plus d'largeur!
[rires. Louise baisse la tête, écoute, et reprend son attitude indifférente]

Irma [regardant ironiquement Louise]
Non; je crois que Louise est amoureuse.

Gertrude [étonnée]
Amoureuse! Louise...
[elle rit]

Camille
Pourquoi Louise serait-ell' pas amoureuse?

Élise
Amoureuse, Louise...
[elle hausse les épaules]

L'Apprentie [à part]
Amoureuse!

Suzanne et Madeleine
Amoureuse!

Gertrude et Marguerite
Amoureuse!

Blanche et Élise
Amoureuse!

Irma et Camille
Amoureuse!

Blanche, Élise, Gertrude, Marguerite, Suzanne et Madeleine
Louise,
Irma, Camille, Blanche, Élise, Gertrude, Marguerite, Suzanne et Madeleine
entends-tu? on dit que tu es amoureuse...

Louise [troublée]
Moi?

Irma et Camille
Est-ce vrai?

Louise [avec colère]
Vous êtes folles...

Gertrude [reprend sa place près de Louise]
Un amoureux à ton âge, ce n'est pas un péché, et tu peux l'avouer...
A moins que tu ne veuilles garder le secret de tes aventures.
[orgue de barbarie lointain]

Élise et Suzanne
Louise, raconte-nous...

Louise [simplement]
Je n'ai pas d'aventure.

Gertrude [avec un lyrisme comique contenu]
Que c'est charmant une aventure!
[Derrière elle, l'apprentie, avec des gestes de gavroche, mime ironiquement les paroles sentimentales de la chanson de la vieille fille]
Un garçon de jolie figure qui vous aime et vous le prouve à tout moment!
C'est le rêve d'or des jeunes filles... rêve auquel on pense tout enfant.
Pour le baiser d'un jeune amant,
[avec feu] je donnerais sans regret le restant de ma vie.
[pâmée; orgue de barbarie lointain]

Camille [naivement]
D'où vient ce sentiment qui nous attire constamment vers les hommes?
D'où vient qu'à leur approche nos coeurs chavirent?
[pétulante] On a beau nous dire :
[avec mystère] ``Prenez garde''
Qu'apparaisse le prédestiné, les scrupules s'envolent
À son regard, on rougit; à sa parole, on sourit; dans l'enthousiasme du baiser, on s'ouvre au dieu malin; c'est un bonnet de plus qu'on accroche au moulin
[rires étouffés]

Peu à peu les ouvrières reprennent leur travail et causent à voix basse.

L'Apprentie [agenouillée devant Louise]
Louise, raconte-nous tes aventures...

{Louise [avec impatience]
Je n'ai pas d'aventure.}
Louise hausse les épaules; l'apprentie, dépitée, s'éloigne en rampant sous les tables. Élis va s'asseoir auprès de Gertrude.

Irma [à ses voisines, langoureusement]
Oh! moi quand je suis dans la rue,
tout mon etre prend comme feu;
Élise [à Marguerite]
C'est un beau brun...
/ Irma
| sous les rayons ardents
| Marguerite
\ Tu l'aimes?
/ Irma
| des yeux qui me désirent,
| Élise
\ J'en suis toquée
/ Irma
| je vais radieuse!
| Margurite
\ Grande folle!
[Élise reprend sa place; Suzanne va ``essayer'' au mannequin]
La Première [à Madeleine]
Voyez la longueur des manches
/ Irma
| Les frôlements, les appels,
| Gertrude
\ Dieu, qu'il fait chaud! ouvrez la f'nêtre...
[l'apprentie va ouvrir une fenêtre]
Blanche [à Élise]
C'est tordant!
/ Irma
| les flatteries
| Suzanne [à Madeleine]
| Tu viens avec moi, ce soir?
/ Irma
| m'attisent et me grisent!
| Élise
\ Louise, chante-nous quelque chose?..
La Première [à Marguerite]
Laissez-la donc tranquille!..
/ Irma
| Il me semble
| L'Apprentie [à la mécanicienne]
\ J'ai rendez-vous à huit heures
/ Irma
| être en voyage,
| Élise [à Blanche]
\ Il t'a fait la cour?
/ Irma
| alors | La Première
\ A qui l'corsage?
/ Irma
| que paysages
| Élise
\ C'est à moi.
/ Irma
| et maisons tourbillonnent
| La Première
\ Dépêchez-vous, il le faut pour ce soir! Irma
en ronde folle autour du wagon!
Suzanne, Blanche, Élise et Madeleine [riant bruyamment]
ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah!

Camille et Gertrude
Chut!
La première va dans la chambre voisine.

L'Apprentie
Écoutez!

Irma
[L'apprentie, accroupie près d'Irma, l'écoute avec admiration]
Une voix mystérieuse, prometteuse de bonheur, parmi les bruissements de la rue amoureuse, me poursuit et m'enjôle...
C'est la voix de Paris! C'est l'appel au plaisir, à l'amour!
Et, peu à peu, l'ivresse me gagne... dans un frisson délicieux, à tous les yeux, je livre mes yeux. Et mon coeur bat la campagne et succombe aux désirs de tous les coeurs.

Les Jeunes Ouvrières
C'est la voix de Paris...

Les Vieilles Ouvrières
Régalez-vous, mesdam's, voilà l'plaisir!
[fanfare dans la coulisse]

Toutes [diversement]
Ah! la musique!

Scène II

Les Mêmes, Julien dans la coulisse.

Irma, Camille, Marguerite, Élise, Madeleine et l'apprentie vont aux fenêtres et regardent curieusement dans la cour.

Une Voix [dans la coulisse, en colère, semblant marquer la mesure]
Un!

Blanche [se levant et courant vers la fenêtre]
Quell' drôl' de fanfare!

Irma
Ils accompagn'nt un chanteur...

Camille
Il est bien, c'lui-là.

Suzanne [pouffant]
Tu trouves!

Élise [à Madeleine]
On dirait l'artist' de tout à l'heure!

Élise, Madeleine, l'apprentie, croyant que Julien va chanter pour elles, se moquent de Camille qui le trouve à son goût; pendant la première partie de la sérénade, elles échangent des signes d'intelligence, envoient des baisers au chanteur et semblent très excitées.

L'Apprentie
Il nous r'garde!

Camille
Louise! viens voir... il est très bien.

L'Apprentie
Très bien!

Louise semble ne pas entendre. Guitare dans la coulisse.

Julien [dans la coulisse]

Dans la cité lointaine,
Au bleu pays d'espoir,
Je sais, loin de la peine,
Un joyeux reposoir,
Qui, pour fêter ma reine,
Se fleurit chaque soir.

Les Ouvrières (AA)
Quelle jolie voix!
Les Ouvrières (S)
Quelle jolie voix!
Les Ouvrières (A)
Ah ma chère, quelle jolie voix!

Louise [à part]
C'est lui! c'est Julien!

Camille vient prendre le bouquet qu'Irma a laissé sur la table pour le jeter au chanteur. Irma veut l'empêcher et la pousse. Suzanne se lève, tout en continuant à coudre, elle passe devant les tables, s'arrête près de la fenêtre, écoute, ravie, pâmée.

Julien

Les fleurs du beau Domaine
S'avivent chaque soir;
Mais l'insensible reine
Dédaigne leur espoir; {Ne daigne s'émouvoir.}
[comme en ritornelle]
Quand viendras-tu, dis-moi, la belle,
Au reposoir d'ivresse éternelle?
L'Aube t'appelle et te sourit, voici le jour!..
Veux-tu que je te mène en ce riant séjour,
A l'amour!

Les Ouvrières
Bravo, bravo, bravo, bravo, bravo, bravo, bravo!
[fanfare des bohèmes dans la coulisse]

Camille [ravie]
Il va chanter encore!

Louise
Quel supplice! Quel affreux tourment!

Julien

Jadis tu me contais un magique voyage:
``Tous deux, me disais-tu, dès notre mariage,
Libres, nous partirons au Pays adoré,
Loin de ce monde où nous avons pleuré.''
Voici le jour sacré de tenir ta promesse:
Et l'heure du départ, l'heure d'allégresse,
L'heure sonne et carillonne et chante à ton coeur les désirs de mon coeur!..
Quand partons-nous, dis-moi, la belle,
Pour le pays d'ivresse éternelle?

Toutes les Ouvrières [sauf Louise]
/ Les Ouvrières (SS) [mystérieusement]
| Quelle caresse!
| Aux accents de sa tendresse, mon coeur s'abandonne...
| quelle jolie voix! ah! ah! ah!
| Les Ouvrières (S2)
| Quelle ivresse! à ses accents mon coeur s'abandonne...
| quelle jolie voix! ah! ah! ah!
| Les Ouvrières (A)
| Ah quel doux chant de tendresse...
\ Quelle jolie voix! quelle jolie voix! ah! ah!
/ Les Ouvrières (S1)
| ah!
| Les Ouvrières (SS)
| ah! quelle caresse! quel doux chant de tendresse!
| Les Ouvrières (A)
\ ah! ah! mon coeur s'abandonne!

Camille
Comme il nous regarde!

Irma
On dirait qu'il s'adresse à l'une de nous...
[Élise fait à Madeleine un geste d'intelligence]

L'Apprentie
C'est vrai!

Louise [à part]
Pauvre Julien!

Élise
Il n'a pas l'air content...

Blanche
Jetons-lui des sous!

Camille
Et des baisers!
[elles jettent des sous et envoient des baisers au chanteur]

Louise [peut-être jalouse]
Ah! j'aurais dû partir tout à l'heure
[Julien gratte avec rage les cordes de sa guitare]

Gertrude
Qu'est-c' qu'il a?

L'Aprentie
Il devient fou?
[rires]

Louise se lève, frémissante, puis se rassied. A partir de ce moment, les ouvrières trouvant la chanson moins jolie, ennuyeuse même, échangent des gestes de lassitude, de moquerie. Élise et Madeleine, déçues dans leur espoir, raillent et sifflent impitoyablement le chanteur.

Julien [avec émotion]
Si ton âme, oubliant les serments d'autrefois,
S'est détournée de moi;
Si tes voeux sont de vivre sans lumière et sans joie...
Gertrude
Que chante-t-il?
Élise
C'est assommant!
/ Julien
| Coeur infidèle,
| Madeleine [riant]
\ ah! ah! ah! ah!
/ Julien
| [avec emphase] Va plus loin battre de l'aile
| Élise [agacée]
| ah!
| Camille
| Il nous ennuie!
| Gertrude [geignant, avec ennuie]
\ ah!
Julien
Moi, le renonce à vivre: car la vie est sans excuse quand l'adorée, la seule aimée, à mes appels se refuse!
/ Blanche et Marguerite
| ah!
| Élise
| Dieu, qu'il m'énerve!
| Suzanne et Madeleine
\ Que chante-t-il?
/ Irma et Camille
| A-t-il bientôt fini?
| Gertrude
| C'est rasant!
| Blanche et Marguerite
| c'est assommant!
| Les Ouvrières assises [riant
\ ah! ah! ah! ah! ah!
Élise, Suzanne, Madeleine [criant]
Une autre!
L'Apprentie [criant]
Une autre!
Irma, Camille, Gertrude [criant]
Une autre!
Blanches, Marguerite, Élise, Suzanne, Madeleine [criant]
Une autre,

Toutes [auf Louise]
Une autre!

Durant cette dernière strophe, Louise se lève, frémissante. L'apprentie, juchée sur une chaise, fait la manivelle avec le coin de son tablier roulé imitant comiquement le jouer d'orgue.

Julien
Le temps passe et tu ne réponds pas...
Élise
Ah! quel malheur!
Julien
Je ne sais plus que te dire!...
Gertrude
Pauvre petit!
Julien
/ Faut-il que tu m'aies menti jadis!...
| Suzanne
\ Quel raseur!
L'Apprentie
Oh! la! la! quell' scie!
Élise
Va chez l'coiffeur!

Julien
Faut-il que tu m'aies menti!
Les Jeunes Ouvrières assises [criant]
Menti!
Les Vieilles Ouvrières assises
A-t-il bientôt fini?
L'apprentie court ramasser des chiffons et les jette dans la cour.

/ Julien
| Sois maudite!
| Fille sans coeur!
| Ame sans foi!
| Irma et Camille [riant]
| ah! ah! ah! ah! ah!
| assez! assez!
| [lui répondant par la fenêtre] fille sans coeur!
| âme sans foi!
| Gertrude [riant]
| ah! ah! ah! ah! ah!
| j'en pleure! c'est tordant!
| quell' scie!
| [criant] ferme ça
| Blanche et Marguerite [riant]
| ah! ah! ah! ah! ah!
| c'te tête! quel type!
| voyez-le donc... il est fou! il est fou!
| [criant] music!
| Élise [riant]
| ah! ah! ah! ah! ah!
| il est fou! il est saoûl!
| Élise ramasse des chiffons et les jette dans le cour.
| à Charenton! quel cauch'mar! oh! la, la!
| Suzanne [riant]
| ah! ah! ah! ah! ah!
| il est saoûl! il est fou!
| quel crampon! il est saoûl! il est saoûl!
| [criant] music!
| Madeleine [riant]
| ah! ah! ah! ah! ah!
| assez! quell' scie!
| quel crampon! il est saoûl! il est saoûl!
| [criant] music!
| L'Apprentie [criant, les mains en porte-voix]
| Ta bouche!
| il est fou!
| [faisant des gestes à la fenêtre] music!
| Les Jeunes Ouvrières [ironiquement]
| bravo! bravo! bravo!
| [imitant le chanteur] fille sans coeur!
| âme sans foi!
| Les Vieilles Ouvrières [criant]
| assez! assez! assez!
| [cri plaintif] Ah!
\ a-t-il bientôt fini!
[Élise et Camille se rasseyent]

Irma, Camille, Élise, L'Apprentie, Jeunes Ouvrières [criant]
music!
Gertrude, Suzanne, Madeleine, Blanche, Marguerite, L'Apprentie, Vieilles Ouvrières [criant]
music!
Irma, Camille, Élise, Suzanne, Madeleine, Blanche, Marguerite, L'Apprentie, Jeunes Ouvrières
music!
Irma, Camille, Élise, Suzanne, Vieilles Ouvrières
music!
Gertrude, Élise, Suzanne, Madeleine, Blanche, Marguerite, L'Apprentie, Jeunes Ouvrières
music!
Irma, Camille, Élise, Suzanne, Vieilles Ouvrières
music!
Gertrude, Madeleine, Blanche, Marguerite, L'Apprentie, Jeunes Ouvrières
music!
Irma, Camille, Élise, Suzanne, Vieilles Ouvrières
music!
Gertrude, Madeleine, Blanche, Marguerite, L'Apprentie, Jeunes Ouvrières
music!
Gertrude, Madeleine, Blanche, Marguerite, L'Apprentie, Jeunes et Vieilles Ouvrières
music! music! music!

Les musiciens de la cour obéissent et jouent. Charivari. Les ouvrières dansent et chahutent. Louise se lève. Son visage exprime l'angoisse; elle hésite un moment, puis elle va prendre son chapeau et se dispose à sortir.

/ Irma, Camille, Élise, Suzanne
| la la la la la la la la
| la la la la
| la la la la la la la la la la
| la la la la la la la la la
| Les Autres Ouvrières
| la la la la la la la
| la la la la
| la la la la la la la la
\ la la la la la la la
Toutes [rires]
ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah!

Gertrude [s'apercevant du trouble de Louise; à Louise]
Louise, qu'avez-vous? Êtes-vous souffrante?
[d'autres ouvrières s'approchent]

L'Apprentie regardant par la fenêtre]
Il s'en va!

Louise [avec embarras]
Oui... je ne suis pas bien... j'étouffe... je suis tout étourdie...
Elle se lève, fiévreuse.
Je ne puis rester!

Camille
Tu veux partir?
Louise, indécise, semble écouter au loin.

Louise [décidée]
Oui, je préfèr' rentrer chez nous.
[à Gertrude] Vous direz à Madame que j'ai dû m'en aller...
Elle prend son chapeau et va vers la porte. Quelques ouvrières l'entourent.

Irma [affectueusement]
Louise, qu'as-tu?
Louise, embarrassée, ne sait que répondre.

Camille [de même]
Tu souffres?

Irma
Veux-tu que je t'accompagne?

Louise
Non, laissez-moi...
[elle ouvre la porte; bas avec effort]
Adieu!
Elle disparaît. La fanfare s'éloigne. Les ouvrières, étonnées, se regardent.

Scène III

Les Ouvrières.

Élise
Qu'est-c' qui lui prend?

Camille
Qu'est-c' que ça veut dire?

Irma [prenant la défense de Louise]
Elle était malade!

Suzanne [ironique]
Comm' vous et moi!

L'Apprentie [criant]
C'est la faute au chanteur!

Élise, Suzanne et Madeleine
Voyons!
Irma, Blanceh et Marguerite
Voyons!
Elles se précipitent aux fenêtres.

Camille
La voici!

Gertrude [restée assise; criant]
Eh bien! que fait-elle?

Élise et Suzanne
Parfait!

Irma et Camille
C'est bien ça!
Les ouvrières restées assises, se lèvent et courent aux fenêtres.

Toutes [avec stupéfaction]
Ah! ...
Gertrude et la première joignent les mains avec épouvante.

L'Apprentie [avec transport, criant]
Ils part'nt en prom'nade!
Elle se roule à terre.

Toutes [riant auc éclats]
ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah!

Rideau vivement



Main pages: [ Libretto | Opera | Composer | OperaGlass]

Monday, 08-Dec-2003 21:48:10 PST