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Schnabelewopski

Fragment


Henri Heine, 1834


VI

La fable du Hollandais volant vous est sans doute connue. C'est l'histoire du vaisseau maudit qui ne peut jamais entrer dans le port et qui erre en pleine mer depuis un temps déjà immémorial. S'il rencontre un autre navire, il expédie dans un canot quelques hommes de son mystérieux équipage qui vous prient de vouloir bien vous charger d'un paquet de lettres. Il faut clouer alors ces lettres au grand mât; autrement, il arrive malheur au bâtiment, surtout quand on n'a pas de Bible à bord, ou qu'on n'a pas attaché un fer à cheval au mât de foc. Les lettres sont toujours adressées à des hommes qu'on ne connaît pas, ou qui sont morts depuis longtemps, de sorte que souvent l'arrière-petit-fils reçoit un tendre poulet qui était adressé à sa trisaïule, laquelle est dans la tombe depuis cent ans. Ce fantôme de bois, cet effrayant vaisseau porte le nom de son capitaine, Hollandais qui jura par le diable qu'il doublerait, en dépit d'une violente tempête qui soufflait alors, un cap dont le nom m'échappe, dût-il courir des bordèes jusqu'au jour du jugement dernier. Le diable le prit au mot; il faut donc qu'il reste toujours sur mer jusqu'au dernier des jours, à moins qu'il ne soit délivré par la fidélité d'une femme. Le diable, sot qu'il est, ne croit pas à la fidélité féminine, et il a permis en conséquence au capitaine maudit de descendre à terre tous les sept ans, de s'y marier et de tenter ainsi sa délivrance. Pauvre Hollandais! il est souvent trop heureux d'être délivré de sa chère épouse, et de retourner à bord pour se remettre de la fidélité féminine.

C'est sur cette fable que se fondait la pièce que je vis au théâtre d'Amsterdam. Sept ans sont écoulés; le pauvre Hollandais est plus las que jamais de louvoyer sans fin, descend à terre, se prend d'amitié avec un marchand écossais qu'il rencontre, lui vend des diamants à une prix dérisoire, et quand il apprend que sa pratique a une belle fille, il la demande en mariage. Cette affaire se conclut aussi. Alors nous voyons la maison de l'Écossais; la jeune fille, le coeur inquiet, attend son future. Elle regarde souvent avec mélancolie un vieux tableau enfumé appendu à la muraille, et qui représente un bel homme en costume espagnol néerlandais. C'est un vieil héritage, et sa grand'mère lui a rapporté que c'est le protrait frappant du Hollandais volant, tel qu'on l'a vu il y'a plus de cent ans en Écosse, du temps du roi Guillaume d'Orange. Au tableau se rattache aussi un avis traditionnel qui engage les femmes de la famille à se garder de l'original. C'est pour cela que la jeune fille s'est, depuis son enfance, gravé dans le coeur les traits de cet homme dangereux. Quand donc arrive le véritable Hollandais volant. en chair et en os, elle tressaille, mais ce n'est pas de peur. Le futur est aussi frappé à la vue du portrait. Quand on lui explique qui il repésente, il réussit à détourner tout soupçon, rit de la superstition, et s'égaie même au dépens du Hollandais volant, Juif errant de la mer. Pourtant il se laisse involontairement aller à la tristesse, et peint les souffrances inouïes que doit endurer Mynheer sur l'immense déserts de l'Océan. — «Hélas!, dit-il, son corps n'est qu'un sépulcre de chair où son âme s'ennuie. La vie le repousse et la mort le rebute également. Comme un tonneau vide que les vagues se jettent et se renvoient avec dérision, ainsi le pauvre Hollandais reste ballotté entre la vie et la mort, sans qu'aucune d'elles veuille de lui; sa douleur est profonde comme la mer sur laquelle il flotte; son vaisseau est sans ancre et son coeur sans espérance.»

Je crois que ce furent à peu près les paroles par laquelle conclut le fiancé. Sa future l'observe sérieusement, et jette de fréquents regards obliques vers son portrait. Il semble qu'elle ait deviné son secret, et quand il lui dit ensuite: — Catherine, veux-tu m'être fidèle? elle répond résolûment: — Jusqu'à la mort.

Je me rapelle qu'à ce moment j'entendis rire, et ce rire ne venait pas d'en bas, de l'enfer, mais bien d'en haut, du paradis. Quand je tournai les yeux de ce côté, je vis une délicieuse Ève qui me regardait d'une manière toute séduisante avec ses grands yeux bleus. Son bras pendait le long de la galerie, et sa main tenait une pomme, ou pour mieux dire, une orange. Au lieu de m'en offrir symboliquement la moitié, elle m'en jeta métaphoriquement les écorces sur la tête. Y avait-il hasard ou intention? c'est que je voulus savoir. Mais lorsque je montai au paradis pour continuer la connaissance, je ne fus pas peu surpris de trouver une blanche et douce jeune fille, une figure indiciblement féminine et délicate, non pas languissante, mais frêle comme le cristal, un modèle de réserve domestique et de douce amabilité. Seulement, au coin gauche de sa lèvre supérieure, se contournait quelque chose comme la petite queue d'un lézard qui se blottit. C'était un trait mystérieux qu'on ne trouve pas tout à fait chez un ange pur, mais encore moins chez le diable. Ce trait n'annonce ni le bien ni le mal, mais simplement un pernicieux savoir; c'est un sourire qui avait été empoisonné par cette pomme de la science que la bouche avait goûtée. Quand je vois ce trait sur de tendres et vermeilles lèvres de jeune fille, je sens dans mes propres lèvres un tréssaillement, un désir convulsif de baiser ces lèvres; c'est l'effet de l'affinité sympathique.

Je lui murmurai donc à l'oreille: — Juffrow! je voudrais bien donner un baiser à tes lèvres.

Par Dieu! mynheer, c'est une bonne idée! répondit-elle avec une vivacité et une séduction de voix qui partaient du coeur.

Mais non! toute cette histoire que je voulais conter ici, et à laquelle celle du Hollandais volant ne devait que servir de cadre, je la supprimerai. Je me venge ainsi des bégueules qui dégustent avec délices de pareilles histoires, en sont ravies jusqu'au fond de l'âme, puis injurient le conteur, et font à propos de lui la grimace dans les salons, et le décrient comme immoral. C'est une bonne histoire, exquise comme des ananas confits, ou comme du caviar frais, ou comme des truffes au vin de Bourgogne, et ce serait une édifiante lecture; mais par rancune, et pour me venger des torts anciens, je la supprime. Je fais donc ici un long ——

Ce long — signifie un sofa noir, sur lequel sa passa l'histoire que je ne raconte pas. Il faut que l'innocent pâtisse avec le coupable, et je vois plus d'une bonne âme qui me regarde avec des yeux supplicants. Eh bien! j'avouerai donc, à ceux-là, en confidence, que jamais n'ai reçu de baisers aussi emportés que de cette blondine Hollandaise, et que le préjugé que j'avais alors contre les cheveux blonds et les yeux bleus fut détruit de la manière la plus victorieuse. Je compris alors pourquoi un poëte anglais a comparé ces dames à du champagne glacé. Sous cette enveloppe congelée est comprimée l'essence la plus brûlante. Rien de plus piquant que le contraste entre cette froideur extérieure et ce feu intérieur qui flamboie avec le délire d'une bacchante, et enivre irrésistiblement le joyeux buveur. Oui, beaucoup plus que chez les brunettes, couve l'incendie des sens chez plus d'une de ces figures des saintes, dont la chevelure est une blonde auréole, dont les yeux sont bleus comme le ciel, et les mains pieuses comme des lis. Je sais une blondine d'une des meilleures maisons de Holland, qui quittait souvent son beau château sur le Zuyderzée, pour venir incognito à Amsterdam, puit se rendait au théâtre, et jetait à quiconque lui plaisait des écorces d'orange sur la tête, et passait même des nuits de débordement dans les auberges des matelots, enfin une Messaline hollandaise...

Quand je retournai au théâtre, j'arrivai justement à la dernière scène de la pièce, où la femme du Hollandais volant, madame la Hollandaise volante, grimpée sur un rescif élevé, se tordait les mains en désespérée, pendant qu'on voyait sur la mer son malheureux époux sur le pont de son mystérieux vaisseau. Il l'aime, et veut la quitter pour ne pas l'entraîner à sa perte, et il lui avoue son horrible sort, et l'effrayante malédiction qui pèse sur lui. Mais elle s'écrie à haute voix: — Je t'ai été fidèle jusqu'à présent, et je sais un moyen sûr de te garder fidélité jusqu'à la mort.

A ces mots la femme fidèle se jette dans la mer: l'enchantement du Hollandais volant est détruit; il est délivré, et nous voyons le navire fantôme se perdre dans l'abîme des flots.

La morale de l'ouvrage est, pour les femmes, qu'elles doivent bien prendre garde de ne pas épouser de Hollandais volant; et nous autres hommes, nous apprenons par là comment, dans le cas le plus favorable, nous nous perdons par les femmes.


Source:
Heinrich Heines Säkularausgabe, Band 14: Tableaux de Voyage I
Akademie-Verlag, Berlin; Editions du CNRS, Paris. 1978


contributed by Richard Bogart


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31 May 2008