Un galerie ouverte, à travers laquelle on aperçoit l'Alcazar et ses jardins.
LE ROI
Jardins de l'Alcazar, délices des rois Maures,
que j'aime à promener sous vos vieux sycomores
les rêves amoureux dont s'enivre mon c¦ur!
DON GASPAR
Du vaincu le palais appartien au vainqueur.
Par vous le Christ triomphe, Ismaël fuit et tremble.
LE ROI
Oui, les rois de Maroc et de Grenade ensemble
ont près de Tarifa vu tomber le croissant.
DON GASPAR
À vous la gloire, sire!
LE ROI
Oui, grâce au bras puissant
de Fernand, ce héros qu'un seul jour fit connaître,
qui rallia l'armée et qui sauva son maître...
je l'attends à Séville, et je veux dans ma cour
aux yeux de tous honorer son courage.
DON GASPAR
Du saint-père on annonce un important message.
LE ROI
(avec impatience et à part.)
De son sceptre sacré le poids devient trop lourd.
Don Gaspar, à qui le roi fait signe de se retirer, s'incline avec respect et sort.
LE ROI
(seul, regardant don Gaspar qui s'éloigne)
Oui, tous ces courtisans dévorés par l'envie,
avec Rome formant une ligue ennemie,
ont contre mon amour dans l'ombre conspiré;
mais mois seul, Léonor! Seul je te défendrai.
Léonor! Viens, j'abandonne
dieu, mon peuple avec mon trône;
que ton c¦ur à moi se donne!
Rien par moi n'est regretté,
si pour ciel et pour couronne
il me reste ta beauté.
Léonor! Mon amour brave
l'univers et Dieu pour toi;
à tes pieds, je suis esclave,
mais l'amant se relève roi!
Rien ne peut finir l'ivresse
de mes jours liés aux tiens;
pour toujours, belle maîtresse,
pour toujours tu m'appartiens.
(à don Gaspar, qui entre)
Pour la fête, préviens
toute ma cour.
Don Gaspar s'incline et sort.
LÉONOR
Ainsi donc l'on raconte...
INEZ
Qu'il est vainqueur et glorieux.
LÉONOR
(avec joie)
Fernand! À lui la gloire!
(apercevant le roi)
O ciel!
(à part)
A moi la honte.
(le roi fait signe à Inez de se retirer, puis il s'approche de Léonor)
LE ROI
Léonor! Tristement pourquoi baisser les yeux?
LÉONOR
Me croyez-vous heureuse? justes cieux!
Quand j'ai quitte le château de mon père,
pauvre fille abusée, hélas! sur cette terre
je croyais suivre un époux!...
LE ROI (avec tendresse)
Ah! Tais-toi!
LÉONOR
Tu m'as trompée, Alphonse! En ce bois solitaire
dont l'ombre cache mal la maîtresse du roi,
le mépris de ta cour vient encore jusqu'à moi.
LE ROI
Oh! tais-toi, tais-toi!
Dans ce palais règnent pour te séduire
tous les plaisirs; tu marches sur des fleurs;
autour de toi, quand tu vois tout sourire,
ange d'amour, d'où viennent tes douleurs?
LÉONOR
Dans vos palais, ma pauvre âme soupire,
cachant son deuil sous l'or et sous les fleurs;
dieu seul le voit, sous mon triste sourire
mon c¦ur flétri dévore bien des pleurs.
LE ROI
Mais d'où vient donc cette sombre tristesse?
LÉONOR
Vous me le demandez... à moi!
Ah! Loin de votre cour, par pitié, par tendresse,
laissez-moi fuir...
LE ROI
Non, compte sur ton roi
pour réussir, il faut me taire encore,
mais, avant peu, tu sauras, Léonor,
ce que mon c¦ur a médité pour toi.
LÉONOR
Le prince ne peut rien pour moi.
LE ROI
Quoi! Mon amour, stérile flamme,
est sans puissance pour son âme!
Est-il pourtant destin plus beau?
Mais son bonheur semble un fardeau.
LÉONOR
(à part)
O mon amour! O chaste flamme!
Brûle dans l'ombre de mon âme,
consume-toi comme un flambeau
qui luit en vain dans un tombeau.
LE ROI
Bientôt j'aurai brisé cet hymen qui me lie.
LÉONOR
(avec épouvante)
Quoi!... La reine...
LE ROI
Pour toi mon c¦ur la répudie.
LÉONOR
Et l'Église!
LE ROI
Qu'importe? Avant peu je promets
de placer sur ton front ma couronne...
LÉONOR
Oh! Jamais!
LE ROI
Je l'ai juré par le sceptre et l'épee.
Quand brillera ma couronne à ton front,
dans cette cour à te perdre occupée
tes ennemis devant toi trembleront.
LÉONOR
Tremblez aussi, car le sceptre et l'épée
sous l'anathème en vos mains périront.
Oui, moi! Régner! La couronne usurpée,
cercle de feu, me brûlerait le front.
LE ROI
Que ta douleur s'arrête!
Viens auprès de ton roi
prendre part à la fête
qu'il ordonna pour toi.
Les seigneurs et les dames s'avancent vers le roi et s'inclinent. Le roi conduit Léonor par la main jusqu'aux places où ils s'asseyent pour présider à la fête. Les seigneurs se rangent.
Des jeunes filles espagnoles et des esclaves maures paraissent et forment les danses. Dans le moment où la fête est le plus animée, Don Gaspar entre avec agitation.
DON GASPAR
Ah! Sire!
LE ROI
Qu'est-ce donc?
DON GASPAR
(à demi-voix)
Vous refusiez de croire
d'un fidèle sujet les avertissements...
Celle que vous comblez de fortune et de gloire
trahissait en secret son souverain.
LE ROI
Tu mens!
DON GASPAR
Ce billet qu'un esclave avait remis pour elle
à sa confidente fidèle,
à cette jeune Inez...
(il remet une lettre au roi)
Sire, avais-je raison?
LE ROI
(éloignant d'un geste les courtisans)
Ah! Ce n'est pas possible!
(à Léonor, lui mettant la lettre sous les yeux)
Un autre ose t'écrire...
LÉONOR
(reconnaissant l'écriture; à part)
O ciel! Fernand! A peine je respire...
LE ROI
Réponds.
LÉONOR
Punissez-moi: je l'aime!
LE ROI
O trahison!
Son nom?
LÉONOR
Je puis mourir, mais non pas vous le dire.
LE ROI
Peut-être les tourments t'y forceront.
LÉONOR
Ah! Sire!
LE ROI
Quel est ce bruit... quel est l'audacieux?
BALTHAZAR
Moi, qui viens t'annoncer la colère des cieux.
LE ROI
Moine, que dites-vous?
BALTHAZAR
Roi de Castille... Alphonse!
Du saint-siège et du ciel j'apporte les décrets;
ne leur résistez plus, ou ma bouche prononce
l'anathème vengeur qui punit les forfaits.
LE ROI
Je sais ce qu'un chrétien doit au chef de l'Eglise;
prêtre, n'oubliez pas ce qu'on doit à son roi.
BALTHAZAR
Vous voulez pour l'objet dont l'amour vous maîtrise
répudier la reine et rompre votre foi.
LE ROI
Je le voulais.
TOUS
O ciel!
LE ROI
Telle était ma pensée.
(montrant Léonor)
Sur son front la couronne aurait été placée...
quel que soit mon vouloir, je suis maître et seigneur,
et n'ai pour juge ici que moi-même.
BALTHAZAR
Malheur !
Redoutez la fureur
d'un Dieu terrible et sage;
il punit qui l'outrage,
et pardonne au pécheur.
Vous bravez la tempête,
imprudent! Et sans voir
planer sur votre tête
l'ange du désespoir.
Vous tous qui m'écoutez, fuyez cette adultère;
fuyez, car cette femme est maudite de Dieu!
LÉONOR
Juste ciel!
LE ROI
Léonor!
BALTHAZAR
Fuyez !
TOUS
Quittons ce lieu.
LE ROI
(avec fureur)
Ah! De quel droit?
BALTHAZAR
Au nom du ciel et du saint-père!
Anathème sur eux, si, bravant nos décrets,
demain ils ne sont pas séparés pour jamais!
LE ROI
Ah! Qu'a-t-il dit? Par sa haine insensée
notre puissance est ici menacée!
Et la vengeance en mon âme blessée
sommeillerait quand je commande en roi!
Ah! Que mon spectre en cette main glacée
plutôt se brise et périsse avec moi!
LÉONOR
Ah! qu'a-t-il dit? Quelle horrible pensée!
Comme une infâme et bannie et chassée!
Le ciel ordonne, et mon âme insensée
appelle en vain la vengeance du roi.
Ah! pour cacher ma dépouille glacée,
c'est mon seul v¦u, terre ingrate, ouvre-toi!
BALTHAZAR
(prenant des mains du moine le parchemin qu'il déroule aux yeux des assistants)
Du saint-père voici la bulle!
(tout le monde tombe à genoux)
Écoutez-moi:
Oui, du Seigneur la clémence est lassée!
Que Jézabel à l'instant soit chassée!
Le ciel ordonne, et cette âme insensée
appelle en vain la vengeance du roi!
Vous, fuyez tous, car la foudre est lancée,
et maudissez ce palais avec moi.
DON GASPAR et TOUTE LA COUR
Le ciel le veut! Sa clémence est lassée!
Que cette femme à l'instant soit chassée!
L'homme de Dieu sur sa tête abaissée
du châtiment fait descendre l'effroi.
Fuyons, fuyons, car la foudre est lancée
et ce palais va crouler sur le roi.
(Léonor sort éperdue, se cachant la tête dans les mains)