HENRI MEILHAC & LUDOVIC HALÉVY / JACQUES OFFENBACH

La Périchole

(Version originelle)

Acte Deuxième

Une salle d'été dans le palais du vice-roi. -- Cette salle donne sur une terrasse d'où l'on aperçoit la ville de Lima. -- Au fond, une grande baie garnie de rideaux. -- Portes à droite et à gauche, au troisième plan. A gauche, au premier plan, un trône élevé sur plusieurs marches. -- De chaque côté du trône, des tabourets. -- A droite, sur le devant, une table; sur laquell on voit un timbre et un marteau.

Scène Première

Brambilla, Ninetta, Le Marquis de Tarapote, Manuelita, Frasquinella, Dames de la cour.
Au lever du rideau, Tarapote est évanoui sur un fauteuil, au milieu du théâtre; les dames s'empressent autour de lui et essaient de le tirer de sa léthargie.

Choeur
Cher seigneur, revenez à vous;
Ah! rouvrez, par pitié pour nous,
Cet oeuil rempli d'intelligence!
Ça nous met sens dessus dessous
De vous voir là sans connaissance!
Cher seigneur, revenez à vous!

Ninetta [tirant un flacon de sa poche]
Vite, des sels!... Tenez, comtesse,
J'en ai sur moi fort à propos.
[Elle fait respirer le flacon à Tarapote.]

Frasquinella [à une autrre dame]
Avez-vous une clef, duchesse,
Pour la lui fourrer dans le dos?

Brambilla
Voyez: il rouvre la prunelle,
Il en rouvrira bientôt deux.

Manuelita [regardant Tarapote]
Cette grimace n'est pas belle,
Mais elle prouve qu'il va mieux.

Toutes
Il va mieux!
Cher seigneur, revenez à vous! etc.
[Pendant le choeur, Tarapote revient tout à fait à lui.]

Tarapote
Une saltimbanque, mesdames, une saltimbanque!...

Ninetta
Expliquex-vous, Tarapote.

Tarapote [se levant]
Cette nuit, celles d'entre vous qui ont le sommeil léger n'ont-elles pas été réveillées par un refrain étrange? [Une des dames va porter le fauteuil près de la table.]

Brambilla
On chantait, n'est-ce pas?

Frasquinella
Qu'est-ce donc que l'on chantait?

Tarapote [chantant]
Il grandira...

Toutes [de même]
Il grandira...

Tarapote [de même]
Il grandira, car il est Espagnol!

Et, en attendant cette poésie, entre deux et trois heures du matin, vous ne vous êtes rien dit?

Frasquinella
J'ai cru, moi, que c'était un rêve.

Ninetta
Moi, je pensais à autre chose.

Manuelita
J'ai supposé que c'était quelqu'employé du château, qui rentrait après s'être grisé en ville.

Tarapote
C'était la nouvelle favorite!

Manuelita
La nouvelle favorite!

Tarapote [ironiquement]
Oui, c'était la baronne de Tabago, marquise du Mançanarès, qui faisait son installation en compagnie du baron de Tabago, marquis de Mançanarès, son illustre mari!

Brambilla
Elle est mariée?

Tarapote [montrant la droite]
A preuve qu'il est là, ce mari.

Toutes
Là?

Tarapote
Oui, il est là... encore endormi, sans doute... car il était dans un état, lorsqu'il est arrivé ici...

Frasquinella
Une chanteuse des rues installée au palais!
[Elle remonte et va à Ninetta]

Brambilla
C'est indigne!

Manuelita
Le vice-roi ne pourrait-il mieux placer ses affections?... N'a-t-il pas autour de lui?...

Tarapote
Bien, ma nièce!

Manuelita
Mais, mon oncle...

Tarapote
Très bien!

Manuelita
Vous ne comprenez pas?

Tarapote
Je comprends, que tu es indignée... que vous êtes toutes indignées... et que je le suis, moi, plus que vous toutes ensemble... Mais patience... si, comme je l'espère, la cour est avec nous, cette plaisanterie ne durera pas longtemps... La favorite s'en ira comme elle est venue... et, si cela fait trop de peine à notre gracieux maître...

Manuelita
On tâchera de le consoler.

Tarapote
Bien, ma nièce!

Manuelita
Mais, mon oncle...

Tarapote
Très bien! ma nièce, très bien!

Manuelita
Je vous assure, mon oncle, que vous ne me comprenez pas.

Tarapote
Je comprends que ton coeur est bon, et cela me réjouit, parce que je suis ton oncle.-- Allons, embrasse-le, ton bon gros brave homme d'oncle? [Il embrasse Manuelita; puis, regardant à droite:] Ah!... c'est le mari!
Tarapote et les dames se retirent vers le fond à gauche, en regardant Piquillo, qui entre par la droite.

Scène II

Les Mêmes, Piquillo, magnifiquement habillé.

Piquillo [voyant les dames]
Des dames!... soyons poli... [Saluant] Mesdames, je vous salue. [Les dames se retournent avec dédain. Piquillo descend sur le devant et se dit à lui-même:] Ah ça! où suis-je ici?... Que m'est-il arrivé?... On ne m'ôtera pas de la tête que depuis hier il s'est passé dans ma vie des choses extraordinaires. Quelles choses, par exemple?... voilà ce qu'il me serait impossible pour le moment... [Saluant de nouveau les dames qui sont revenues sur le devant] Mesdames, je vous salue derechef.

Brambilla [bas à Ninetta]
Il ose nous saluer!

Frasquinella [bas, à Manuelita]
Faisons-lui sentir notre mépris... voulez-vous?

Manuelita [bas]
Je ne demande pas mieux. [Haut, à Piquillo] Madame va bien?

Piquillo
Madame?

Frasquinella
Eh! oui, la baronne de Tabago, marquise du Mançanarès!

Tarapote
Votre femme, enfin!

Piquillo [à part]
Je ne l'avais pas vu, celui-là... [Haut et saluant] Monsieur, je vous souhaîte le bonjour.

Tarapote
Oui, votre femme.

Piquillo
Ma femme!... [A lui-même] Ah! c'est vrai... voilà ce dont je ne pouvais pas arriver à me souvenir... je suis marié!

COUPLETS

Ninetta
I
On vante partout son sourire,
Son pied, sa taille et son maintien;
Est-ce à tort? -- Veuillez nous le dire...
Peut-être n'en savez-vous rien?

Frasquinella
On la dit d'humeur douce et tendre,
Et rêveuse quand vient le soir.
Est-ce vrai? -- Mais, pour nous l'apprendre,
Il faudrait d'abord le savoir.

Piquillo [à part]
Que de cancans! que de sornettes!
Ah! les petites malhonnêtes!

Ensemble
Eh! bonjour, monsieur le mari!
Qu'avez-vous fait de votre femme?
Si vous la voyez aujourd'hui,
Bien des compliments à madame!
[Pendant cet ensemble, Brambilla et Manuelita ont passé près de Piquillo]

Brambilla [parlé]
Ça n'est pas tout.
II
On dit encor bien autre chose;
Mais demander, même tout bas,
Si c'est exact, monsieur, je n'ose...
D'ailleurs, vous ne le savez pas.

Manuelita
Tout ça, le diable vous emporte,
Monsieur, si vous en savez rien;
Mais ce que l'hymen vous rapporte;
Pour cela, vous le savez bien.

Piquillo [à part]
Que de cancans! que de sornettes!
Ah! les petites malhonnêtes!

Ensemble
Eh! bonjour, monsieur le mari!
Qu'avez-vous fait de votre femme?
Si vous la voyez aujourd'hui,
Bien des compliments à madame!
[Les dames sortent, moitié par la droite, moitié par la gauche, en faisant à Piquillo de grandes révérances ironiques.]

Tarapote [qui a remonté à droite]
Bien des compliments à madame!
[Il sort par la droite.]

Scène III

Piquillo, seul.

Comment, «z'à madame!...» c'est de l'ironie!... Si peu d'éducation que j'ai reçu, je m'aperçois très bien que c'est de l'ironie... mais ça ne fait rien, j'aurais tort de me fâcher... C'est en écoutant comme ça les personnes, et en les écoutant sans me fâcher, que j'arriverai peu à peu à me rappeler les choses et à me rendre compte de ma situation... Si je les arrêtais, les personnes, et si je leur demandais: «Qu'est-ce que je fais ici?...» Si je leur demandais ça tout bêtement, j'aurais l'air d'une bête... tandis qu'en ne demandant rien et en écoutant... Voyons un peu, voyons... Je sais déjà que j'ai épousé une femme... c'est très bien... Quelle est cette femme?... je n'en sais rien... mais, d'ici à peu du temps, sans doute, je rencontrerai des gens qui me le diront.
Musique à l'orchestre. -- Les rideaux s'ouvrent. -- Des courtisans entrent successivement par le fond, de gauche et de droite, et viennent entourer Piquillo sans rien dire et en se le montrant du doigt.

Scène IV

Piquillo, les Courtisans.

Piquillo [à lui-même]
Ah! ah! des monsieurs maintenant!... [Pendant que les courtisans se placent, un à un, en demi-cercle autour de lui] Qu'est-ce qu'ils vont me faire? S'ils n'étaient que quatre, je croirais qu'ils veulent jouer aux... mais ils sont plus de quatre... [En voyant entrer d'autres courtisans] Encore!... Ils forment le rond... c'est qu'ils désirent que je leur chante quelque chose... C'est mon métier... je vais leur chanter quelque chose... Hum!... hum!...

Au moment où il va ouvrir la bouche pour chanter, les courtisans entonnent, sans accompagnement d'orchestre, le quatrain suivant, sur le motif du second acte de la Favorite.

Les Courtisans
Quel marché de bassesse!
C'est trop fort, sur ma foi,
D'épouser la maîtresse,
La maîtresse du roi!

Piquillo [à lui-même]
Quand je le disais, que je ne tarderais pas à savoir!... Je le sais maintenant!... je sais que j'ai épousé la maîtresse... la maîtresse du roi!... Ah! mais il faut que je leur explique... [Haut] Messieurs...

Les Courtisans
Faut pas tant de finesse
Pour deviner pourquoi...
Épouser la maîtresse,
La maîtresse du roi!

Piquillo
Messieurs... messieurs... je vous en prie...

Les Courtisans
Quelle indélicatesse!
Elle échappe à la loi...
Épouser la maîtresse,
La maîtresse du roi!

Piquillo [hors de lui]
Ah mais! ils m'ennuient, à la fin!

Entrent, par le fond, à gauche, Panatellas et Don Pedro. Ils écartent les courtisans, qui, à chaque quatrain, s'étaient rapprochés de Piquillo.

Scène V

Don Pedro, Piquillo, Panatellas, les Courtisans.

Panatellas [aux courtisans]
Eh bien, messieurs, qu'est-ce que cela veut dire? [Les courtisans reculent.]

Don Pedro
Voulez-vous bien laisser ce pauvre garçon tranquille!

Panatellas
c Allons, circulez, messieurs, circulez!

Don Pedro
c Circulez, messieurs, circulez!

Piquillo [les imitant]
Circulez, messieurs, circulez.

Panatellas
Circulez, messieurs, circulez!... On ferme!
[Les courtisans s'éloignent par le fond, à gauche et à droite. Les rideaux se ferment.]

Piquillo [à lui-même]
Je suis dans un musée... Voyez comme tout se découvre, comme on arrive à tout savoir!... Je sais maintenant que je suis marié, que je suis dans un musée... et c'est probablement pour ça qu'on m'a si bien habillé! [Panatellas et Don Pedro descendent et viennent se placer, Panatellas à gauche et Don Pedro à droite de Piquillo. -- A Panatellas:] Ah! ah! vous voilà, monsieur...

Panatellas
Me voilà.

Piquillo
Je vous ai très bien reconnu, malgré votre bel habit tout neuf. [Montrant Don Pedro] Et monsieur?... Il est avec vous?... Un ami, peut-être?

Panatellas
Don Pedro de Hinoyosa, gouverneur de la ville.

Piquillo [saluant]
Monsieur don Perdreau de Hognonsa... bien flatté, monsieur...

Panatellas
Et nous arrivons pour vous défendre, comme vous voyez.

Piquillo
C'est bien le moins, monsieur, c'est bien le moins... car, enfin, c'est vous qui, hier, avez profité de ma position misérable pour me forcer à accepter...

Panatellas
Des reproches!

Don Pedro
Il n'oserait pas.

Piquillo
Je n'oserais pas?...

Don Pedro
Non.

Piquillo
Ah! je n'os... eh bien, non, là... Voyons, je ne vous ferai pas de reproches. J'allais me pendre, vous m'avez offert de me marier. Vous m'avez dit qu'après le mariage je recevrais une bonne somme et que je pourrais planter là ma femme et m'en aller au diable... Cette proposition m'a séduit, parce que j'ai pensé qu'avec la grosse somme je parviendrais bien à retrouver certaine femme que j'aimais, qui m'a abandonné, et que j'aime cent fois d'avantage depuis qu'elle m'a...

Don Pedro [d'un ton sentimental]
Je vous comprends.

Piquillo
N'est-ce pas?

Panatellas
A votre place, je serais comme vous.

Piquillo
Franchement, entre nous, n'est-ce pas que c'est bon, les femmes?

Panatellas et Don Pedro
Ah!...

Piquillo
Et qu'il n'y a que ça encore?

Panatellas et Don Pedro
Il n'y a que ça!

Piquillo

COUPLETS

I
Et là, maintenant que nous sommes
Seuls et tranquilles tous le trois,
Pourquoi, messieurs les gentilshommes,
Dirions-nous pas à pleine voix:
Les femmes, il n'y a que ça,
Tant que le monde durera,
Tant que la terre tournera!

Ensemble
Les femmes, il n'y a que ça!
Tant que la terre tournera,
Il n'y aura que ça!

Piquillo
II
Voyez, messieurs, commes ils sont tristes,
Les gens qui rêvent le pouvoir!
Nous sommes gais, nous, les artistes,
Et c'est ce qui nous fait avoir
Des femmes!... Il n'y a que ça,
Tant que le monde durera,
Tant que la terre tournera!

Ensemble
Les femmes, il n'y a que ça!
Tant que la terre tournera,
Il n'y aura que ça!

Piquillo
III
Voulez-vous faire une expérience?
Prenons tous les gens qui pass'ront,
Et d'mandons-leur à quoi ils pensent;
Je pari qu'ils nous répondront:
Aux femmes!... Il n'y a que ça,
Tant que le monde durera,
Tant que la terre tournera!

Ensemble
Les femmes, il n'y a que ça!
Tant que la terre tournera,
Il n'y aura que ça!

Piquillo
Eh bien! alors j'ai fait ce que vouliez... j'ai épousé... [avec amertume] J'ai épousé là, ces messieurs que vous avez fait circuler me l'ont chanté trois fois tout à l'heure. Comme j'ai un fond d'honnêteté, je ne me soucie pas qu'ils me le chantent une quatrième fois. Donc, bonjour! [Il fait un mouvement pour s'en aller.]
Panatellas [le retenant]
Doucement...

Piquillo
Quoi encore?

Panatellas
Une formalité... une petite formalité de rien du tout. -- Cette femme, que vous avez épousée, il faut que vous la présentiez.

Piquillo
Que je la présente!... et à qui?

Don Pedro
Mais... à la cour... au vice-roi.

Piquillo
Et ce sera tout?

Panatellas
Ce sera tout. -- Vous serez libre.

Piquillo
Et je pourrai courir après la femme que j'aime?

Don Pedro
Tant qu'il vous plaira.

Piquillo
Dépèchons-nous, alors.. Est-ce bientôt, cette présentation?
[Ritournelle du morceau suivant. -- Les rideaux s'ouvrent.]

Panatellas
C'est tout de suite... Voici son Altesse, et tout à l'heure votre femme.
[Il remonte avec Don Pedro, et tous sortent par le fond, à gauche, pour rentrer avec le vice-roi.]

Piquillo [riant]
Ma femme!... [A lui-même] Ça me fait tout de même quelque chose de la voir... pas grand'chose... mais quelque chose!

Entrent par le fond, de droite et de gauche, les dames de la cour et les courtisans, qui se rangent de chaque côté de la scène. -- Un huissier les suit et reste au fond.

Scène VI

Les Mêmes, les Dames de la Cour, les Courtisans, un Huissier, puis Don Andrès de Ribeira, Manuelita, Brambilla, Ninetta, Frasquinella, Gardes, ensuite La Périchole, Tarapote.

Choeur
Nous allons donc voir un mari
Présenter sa femme à la cour!
Cette fête revient ici
Un peu plus souvent qu'à son tour.

Entre par le fond, à gauche, Don Andrès, à qui font cortège Manuélita, Brambilla, Ninetta et Frasquinella. -- Des gardes suivent et se rangent au fond, en dehors de la salle. -- Panatellas et Don Pédro précèdent le vice-roi.

Don Andrès [à Piquillo]
Comte, bonjour!

Piquillo
Bonjour, Altesse!

Don Andrès
Donc, vous allez, monsieur, présenter la comtesse.

Le Choeur [goguenard]
Ah! la comtesse!

Don Andrès
Oui, la comtesse.

Le Choeur
Ah! ah! ah! ah! ah! ah!
Elle est bien bonne, celle-là!

Don Andrès [tristement, à Panatellas et à Don Pédro]
Mes amis, le respect s'en va.

Don Pedro et Panatellas [les bras au ciel]
Que pouvons-nous faire à cela!
[Don Pedro et Panatellas remontent et sortent par le fond, à gauche.]

Le Choeur
Ah! ah! ah! ah! ah! ah!
Elle est bien bonne, celle-là!

Don Andrès [offensé, à lui-même. Parlé]
Comment! elle est bien bonne!... [Il va s'asseoir sur le trône. -- Manuelita, Brambilla, Ninetta et Frasquinella le suivent et s'asseyent de chaque côté du trône sur des tabourets.] Faites entrer!

L'huissier [annonçant du fond]
Madame la baronne de Tabago, marquise du Mançanarès.
Entre par le fond à gauche La Périchole, somptueusement vetue et couverte de diamants. Elle donne la main gauche à Tarapote et la droit à un courtisan. Deux autres la suivent. Panatellas et Don Pédro, qui ont remonté la scène, la précèdent et l'introduisent.

Suite du chant
Choeur [pendant l'entrée de La Périchole]
Nous allons donc voir un mari
Présenter sa femme à la cour!
Cette fête revient ici
Un peu plus souvent qu'à son tour.

Panatellas [à Piquillo]
De tout ce que j'ai dit vous souvenez-vous bien?

Piquillo
Je m'en souviens.

Panatellas
Allez donc, et n'oubliez rien.

Piquillo
Vous allez voir.
[Il s'approche de la Périchole.]
Venez, madame.

Panatellas et Don Pedro vont s'asseoir sur des tabourets, au bas des marches du trône, Don Pedro à gauche, Panatellas à droite. Tarapote descend à droite.

La Périchole [à Piquillo]
Je viens, monsieur.

Piquillo [frappé, à part]
Dieu! cette voix!.
[La reconnaissant et à mi-voix]
La Périchole!

La Périchole [bas]
Eh! oui!

Piquillo [bas]
Comment! c'est toi ma femme?

La Périchole [bas]
Eh! oui, c'est moi!

Piquillo [élevant la voix]
Qu'est-ce que j'entrevois?

La Périchole [bas]
Tais-toi, tu sauras tout!

Piquillo
Ah! j'en sais bien assez!
Car je sais,
Coquine, que c'est vous la maîtresse du roi,
Et qu'alors je suis, moi...

La Périchole [bas, à Piquillo, qui l'a prise par le bras]
Tais-toi! tais-toi! tais-toi! tais-toi!

Le Choeur
Ah! ah! ah! ah! ah! ah!
Elle est bien bonne, celle-là!

Don Andrès [qui est descendu du trône, à Panatellas et à Don Pedro, qui se sont levés]
Vous attendiez-vous à cela?

Panatellas
Faut voir ce que ça deviendra.

Le Choeur
Ah! ah! ah! ah! ah! ah!
Elle est bien bonne, celle-là!

La Périchole [bas, à Don Andrès]
C'est un malentendu... Mais je vais le calmer;
Ne craignez rien, je saurai l'apaiser.
[Don Andrès va se rasseoir sur le trône. Don Pedro et Panatellas se rasseyent aussi.]
Piquillo
Non! Je ne veux rien entendre. C'est vrai, j'ai tort de m'emporter:
Venez, je vais vous présenter.
[Mouvement général d'attention; Piquillo prend la Périchole par la main et s'addresse à Don Andrès.]
Écoute, ô roi, je te présente,
A la face de tous ces gens,
La femme la plus séduisante...
Et la plus fausse en même temps!
Prends garde à la câlinerie
De sa voix et de son regard!...
En elle tout est menterie...
Je m'en aperçois... mais trop tard!
Écoute, ô roi, je te présente,
A la face de tous ces gens,
La femme la plus séduisante,
Et la plus fausse en même temps!
Elle te dira qu'elle t'aime,
Pauvre vieux, et tu la croiras,
Comme je la croyais moi-même.
Voyez, qui ne la croirait pas?
Puisque tu la veux pour maîtresse,
Garde-la... mais veille dessus!
Garde-la bien, je te la laisse, bis]
Et m'en vais, car je n'en veux plus.

Aux mots: Pauvre vieux Don Andrès, Don Pédro et Panatellas se sont levés. -- A la fin du morceau, Piquillo jette La Périchole aux pieds de Don Andrès, qui est descendu de son trône et la relève. -- Les dames aussi se sont levées.

Don Andrès [furieux et désignant Piquillo]
Sautez dessus!
Sautez dessus!
[Don Pedro et Panatellas vont se placer derrière Piquillo, Don Pedro à sa droite, Panatellas à sa gauche.]

Les Courtisans [menaçant Piquillo]
Sautons dessus!
Sautons dessus!

La Périchole [exaspérée, allant à Piquillo, tenu par don Pedro et Panatellas]
Ah! ma foi, oui, sautez dessus!
Gens de la fête,
Sautez dessus!
Car moi non plus, je n'en veux plus!
Il est trop bête...
Sautez dessus!
[Elle repasse à gauche.]

Le Choeur
Sautons dessus!
Sautons dessus!
[Pendant ce choeur, Piquillo passe à droite et fait le tour du théâtre, derrière les courtisans; Panatellas, Don Pédro et Tarapote le poursuivent.]

Panatellas et Don Pedro [sautant sur Piquillo]
Nous le tenons!

Piquillo
Ah les brigands!

Tarapote, Panatellas et Don Pedro
Nous le tenons!

Piquillo
Les mécréants!

Tarapote, Panatellas et Don Pedro [à Don Andrès qui est debout sur les marches du trône]
Et maintenant, pour vous plaire,
Qu'en faut-il faire?
Grand roi, qu'en faut-il faire?

Don Andrès
Conduisez-le, bons courtisans,
Et que cet exemple serve,
Dans le cachot qu'on réserve
Aux maris ré-
Aux maris cal-
Aux maris ci-
Aux maris trants,
Aux maris récalcitrants!

ENSEMBLE

Le Choeur
Conduisons-le, bons courtisans, etc.

Piquillo
Conduisez-moi donc, courtisans, etc.
[Ninetta, Manuélita, Frasquinella, Brambilla, et Tarapote sont descendus à l'avant scène.]
Piquillo [à La Périchole]
Dans son palais ton roi t'appelle,
Pour te couvrir de honte et d'or!
Son amour te rendra plus belle,
Plus belle et plus infâme encor!

Reprise en Choeur
Conduisez/Conduisons-le, bons courtisans,
Et que cet exemple serve,
Dans le cachot qu'on réserve
Aux maris ré-
Aux maris cal-
Aux maris ci-
Aux maris trants,
Aux maris récalcitrants!

Tous sortent sauf Don Andrès et La Périchole.

Scène VII

Don Andrès, La Périchole.

La Périchole
Le misérable!... Dites avec moi que c'est un misérable!

Don Andrès
Oui, mon amour, c'est un coquin! -- Il paraît que vous vous connaissiez... il paraît même que vous vous adoriez.

La Périchole
Vous avez entendu ce qu'il a osé me dire en face?

Don Andrès
J'ai entendu...

La Périchole
Qu'en moi tout était fausseté, menterie!...

Don Andrès
Et que vous me tromperiez!

La Périchole
Il a dit cela?

Don Andrès
Il l'a dit! -- Et il m'a appelé pauvre vieux!

La Périchole
Mais vous le punirez?

Don Andrès
Je crois bien que je le punirai! -- On doit être en train maintenant de le plonger dans le cachot des maris ré...

La Périchole
Des maris cal...

Don Andrès
Des maris ci...

La Périchole
Des maris trants! -- Un cachot... la belle affaire!

Don Andrès
Vous voudriez mieux?

La Périchole
Oui, mieux... beaucoup mieux.

Don Andrès
Que ne le disiez-vous tout le suite? N'ayez pas peur, vous serez vengée de la bonne façon!... [Il va à la table.] Je vais sonner, pour appeler Panatellas... et lui recommander monsieur votre mari.

La Périchole
Bien, mais qu'est-ce que vous allez lui faire?

Don Andrès
N'ayez pas peur, vous dis-je, vous serez vengée et vous n'aurez pas perdu pour attendre.
Il sonne deux fois. Entre Panatellas par le fond à gauche, un trousseau de clefs à la main.

Scène VIII

Les mêmes, Panatellas.

Panatellas
Altesse?

Don Andrès
Le prisonnier?

Panatellas
Dans le cachot numéro dix-sept.

Don Andrès
Avez vous trois hommes dont vous soyez sûr?...

Panatellas
Trois hommes?...

Don Andrès
Oui, monsieur.

Panatellas
Dame, vous savez... quand il s'agit de faire une bêtise, ou en trouve toujours plus qu'il n'en faut.

Don Andrès
Bien alors... Vous prendrez ces trois hommes et vous vous rendrez avec eux dans le cachot du prisonnier; une fois là...

La Périchole [à Panatellas]
Une fois là, vous verrez s'il ne manque de rien.

Don Andrès
Comment?...

La Périchole
S'il a faim, vous lui ferez donner un excellent repas. Vos trois hommes le serviront.

Panatellas
Mais...

La Périchole
Faites ce que j'ai dit... Si, par hasard, il ne se sentait pas en appétit, dites-lui de se remettre, de ne pas avoir peur, et qu'il ne restera pas longtemps en prison.

Don Andrès [à la Périchole]
Ce n'était pas cela qui était convenu.

La Périchole [à Panatellas]
Faites ce que j'ai dit, monsieur; allez voir le prisonnier, et tout ce qu'il vous demandera, ayez soin de le lui accorder.
[Panatellas va pour sortir. -- courant après lui et le ramenant] Ah! pourtant... [Don Andrès s'approchant avec curiosité] Hein?... [Elle lui fait signe de s'éloigner. Panatellas lui fait le même signe.]

Don Andrès [à part, en sereculant]
Alors, je ne suis plus rien ici!

La Périchole [à Panatellas]
S'il vous demandait?...

Panatellas
S'il me demandait?...

La Périchole
S'il vous disait qu'il a par la ville quelque-arrière cousine... ou quelque nièce à la mode de Catalogne, et qu'il désire la voir... il faudrait refuser. Vous entendez? il faudrait refuser absolument.

Panatellas
Pas de femmes... enfin?...

La Périchole
Vous l'avez dit... pas de femmes... Maintenant laissez nous.

Don Andrès
Mais, mon amour...

La Périchole [à Panatellas]
Laissez nous!

Don Andrès
Ah!...
[Panatellas s'incline et remonte.]

Panatellas [criant au fond]
Pas de femmes au dix-sept!
[Il sort par le fond à gauche.]

Scène IX

La Périchole, Don Andrès.

Don Andrès
Vous avez changé d'avis, il parait?...

La Périchole
Moi?... pas du tout.

Don Andrès
Cependant...

La Périchole
N'allez pas croire au moins que j'aie cessé d'être furieuse contre ce Piquillo. Je suis toujours furieuse, et je veux toujours me venger, mais autrement.

Don Andrès
Ne nous occupons plus de lui, laissons-le bien tranquillement dans son cachot et...

La Périchole
Dans son cachot?

Don Andrès
Eh! oui.

La Périchole
Voilà ce que je ne souffrirai pas justement... Et si vous étiez bien gentil?... Oh! mais là, bien gentil?

Don Andrès [ironique]
Qu'est-ce que je ferais, si j'étais bien gentil?... Voyons... dites-le tout de suite. -- Si j'étais bien gentil, qu'est-ce que je ferais?...

La Périchole
Vous donneriez l'ordre de le mettre en liberté.

Don Andrès
Vous y tenez?

La Périchole
Oui, j'y tiens!

Don Andrès
Permettez-moi le vous dire à quel prix...

La Périchole
Est-ce cher?

Don Andrès
Un regard...

La Périchole
Hum!...
[Elle le regarde.]

Don Andrès [se rapprochant d'elle]
Un baiser!...

La Périchole
Ah! c'est bien cher!

A ce moment, entre par le fond Piquillo, qui les voit l'un près de l'autre et descend derrière eux.

Scène X

Les mêmes, Piquillo.

Piquillo [tranquillement]
Je vous dérange?
[Don Andrès se recule vivement]

La Périchole [à part et reculant]
Piquillo!... ah! mon Piquillo!...

Piquillo [la repoussant]
Misérable!... [avec calme] Si je vous dérange, vous savez...
[Il fait mine d'en aller.]
Don Andrès
Vous ne nous dérangez pas: ça se trouve à merveille. J'ai justement à vous parler: vous avez été d'un goût déplorable, ce matin... à cette présentation, vous avez été d'un bourgeois!...

Piquillo
Que voulez-vous, Altesse?... Pour ces choses-là, il faut avoir été pris tout petit.

Don Andrès
Je ne vous dis pas le contraire... mais enfin, il me semble que moi, si j'avais été chargé de présenter une dame, et si je m'en étais aussi mal tiré, ça exciterait mon amour-propre.

La Périchole
A ta place, moi, je demanderais à recommencer.

Piquillo
Vous plaisantez, j'aime à croire, vous plaisantez. [à la Périchole] Misérable! [Il passe à gauche.]

Don Andrès
Eh bien! non, je ne plaisante pas... et la preuve que je ne plaisante pas, c'est que cette présentation, qui n'a pas marché ce matin, je désire qu'elle ait lieu de nouveau tout à l'heure, à mon diner.

La Périchole [à Piquillo]
Oui, à son diner.

Don Andrès
Et si elle ne marche pas bien ce soir, je saurai ce que j'ai à faire. -- Je vous enverrai chanter des chansonnettes chez mes bons amis les Indiens. -- Ils n'aiment pas la musique, mes bons amis les Indiens, mais ils aiment les musiciens. [Il fait le signe de manger.] Vous m'avez compris. -- Causez ensemble et prenez un parti. -- A tout a l'heure! [Il remonte vers la droite, puis, se retournant avant de sortir] Ils aiment beaucoup les musiciens! [Il sort par la droite.]

Scène XI

Piquillo, La Périchole.

Piquillo
Misérable!...

La Périchole
Mais elle t'aime, cette misérable!.. elle est folle de toi!...

Piquillo
Serais-tu ici, si tu m'aimais?... Si tu étais folle de moi, est-ce que tu aurais consenti?...

La Périchole
Eh bien, et toi, est-ce que tu n'y es pas ici?...

Piquillo
Moi! Je la trouve un peu forte celle-là!...

La Périchole
Est-ce que, tout comme moi, tu n'as pas consenti à ce mariage?...

Piquillo [par réflexion]
Tiens! c'est vrai.

La Périchole
Et il y a cette différence entre nous deux, que moi, au moins, je savais qui j'épousais... car je t'avais reconnu... tandis que toi.. ose un peu dire que tu m'avais reconnue, ose un peu...

Piquillo
Je ne dirai pas cela, attendit que j'étais un brin...

La Périchole
I
Que veulent dire ces colères,
Et ces gestes de mauvais ton?
Sont-ce là, monsieur, les manières
Qu'on doit avoir dans un salon? [Bis]
Troubler ainsi l'éclat des fêtes,
Dont je prends ma part pour ton bien!
Nigaud, nigaud, tu ne comprends donc rien?
Mon Dieu! que les hommes sont bêtes!

II
Comment! tu vois que j'ai la chance,
Et tu veux tout brouiller ici!
Manquerais-tu de confiance?
C'est un défaut chez un mari. [Bis]
Laisse-les donc finir ces fêtes,
Et puis après tu verras bien...
Nigaud, nigaud, tu ne comprends donc rien?
Mon Dieu! que les hommes sont bêtes!

La Périchole
Tu vois bien. Tu croyais en épouser une autre et tu épousais... Donc c'est moi, qui ai quelque chose à pardonner... je pardonne... n'en parlons plus. [Elle veut lui jeter les bras au cou.]

Piquillo [se dégageant]
Touchez pas!

La Périchole [gentiment]
Pourquoi ça?

Piquillo
Parce que... touchez pas, enfin!

La Périchole
Et si je voulais, moi, puisque je suis ta femme maintenant?...

Piquillo
Eh bien! puisque tu es ma femme, puisque tu m'aimes, soyons invraisemblables... Sortons d'ici, les mains nettes, et retournons comme autrefois... [Il remonte et cherche à l'entrainer.]

La Périchole [avec éclat, lui échappant et passant à gauche]
Ah! ça, par exemple, jamais de la vie!...

Piquillo
C'est bien!... alors... [Il fait quelques pas pour sortir.]

La Périchole
Où vas tu?...

Piquillo
Je m'en vais seule... puisque tu ne veux pas...

La Périchole
Et pourquoi ne veux tu pas rester, à la fin?...

Piquillo [s'arrêtant]
Pourquoi?...

La Périchole
Oui, pourquoi?

Piquillo [redescendant]
Elle le demande!

La Périchole
Mais tu n'as donc pas lu ma lettre?... décidément, tu n'as donc pas lu ma lettre?

Piquillo
Qu'est-ce qu'il y avait dans ta lettre?

La Périchole
...... «Pour les choses essentielles,
Tu peux compter sur ma vertu.»

Piquillo [avec explosion]
Oh!... [Il passe à gauche et va pour s'asseoir sur le trone, mais, sur un mouvement de La Périchole, il s'arrête, donne un furieux coup de poing sur le fauteuil, redescend en scène, avance un tabouret et s'y assied.] On n'a pas idée de ça!

La Périchole [se rapprochant de lui, et d'une voix câline]
Nous serions si heureux, si tu voulais.

Piquillo [avec force]
Non!

La Périchole [plus puissante]
Et je t'aimerais tant.

Piquillo [plus faiblement]
Non...

La Périchole [l'entourant de ses bras]
Oh!...

Piquillo [a moitié vaincu, se levant]
O femmes! femmes!! femmes!!!... c'est avec de telles paroles que vous venez à bout des plus fiers courages!

Entre Tarapote.

Scène XII

Les mêmes, Tarapote.

Tarapote
Je viens par ordre de mon maître, vous demander le résultat de l'entretien.

La Périchole
C'est bien, gros père, allez dire à votre maître...

Tarapote [offensé, à part]
Gros père!

La Périchole [montrant Piquillo]
Allez dire à votre maître que monsieur consent. [à Piquillo] N'est-ce pas, tu consens?

Piquillo
Mais non, je ne consens pas!

La Périchole
Mais si, consens... et n'aie pas peur.

Piquillo
Je ne sais pas où je vais, moi, je ne sais pas où je vais.

La Périchole
Est-ce que les hommes ont besoin de savoir?... voyons... [motif des couplets de la scène cinqième]
Aie donc confianc', puisque je t'aime!
On arriv' toujours quelque part,
Quand, on plac' de s' conduir' soi-même,
On se laisse conduire par
Les femmes... Il n'y a que ça,
Tant que le monde durera,
Tant que la terre tournera!

Ensemble
Les femmes, il n'y a que ça!
Tant que la terre tournera,
Il n'y aura que ça!

La Périchole entraine Piquillo, et ils sortent tous deux par le fond à droite.

Scène XIII

Tarapote, seul [les regardant sortir].
Ah! par exemple, elle est trop forte, celle-là! mais patience... votre triomphe ne sera pas long... et nous ferons tant de misères au vice-roi... nous lui en ferons tant et tant, qu'il sera bien forcé de la renvoyer sa Dulcinée!... [Brut de cloche au dehors] La cloche pour le diner... elles vont commencer tout de suite, les misères... Elles vont commencer pendant le diner.
Entre par le fond à gauche toute la cour, hommes et dames, qui prennent place à droite et à gauche. -- Deux domestiques sont entrés les premiers, ont rangé à droite la table et le fauteuil et sortent par la droite.

Scène XIV

Tarapote, toute la cour, puis Don Pédro, Panatellas, Manuelita, Brambilla, Frasquinella, Ninetta, huit pages, six domestiques, ensuite Don Andrès et les gardes.

Choeur
Son Altesse, à l'heure ordinaire,
Va diner. -- Nous venons la voir
Pour son repas qu'a-t-on pu faire?
Quel est le menu de ce soir?

Tarapote [placé au milieu]
Grand couvert, messieurs, gran couvert! Le diner de Son Altesse!

La musique continue à l'orchestre. -- Entre par le fond à gauche le cortège du diner, qui marche dans l'ordre suivant: des pages qui portent différents plats et les accessoires du diner: couvert bouteille, deux verres, etc. et qui se placent quatre à gauche et quatre à droite; des domestiques portant une table très-haute et une grande chaise, comme on en donne aux enfants, mais haute en proportion de la table; Panatellas tenant la serviette; Don Pédro tenant la cuiller à potage; Manuélita, Brambilla, Fraquinella, et Ninetta, qui vont se placer, Manuélita et Brambilla à gauche Fraquinella et Ninetta à droite. -- Don Pédro est descendu à droite près de Tarapote, et Panatellas à gauche. -- Quand tout le monde est placé, Don Andrès entre par le fond à gauche, suivi de ses gardes, qui se rangent sur la terrasse du fond, où se sont déjà retirés les domestiques, après avoir placé la table et la chaise.

Tarapote [en voyant entrer Don Andrès, annonçant]
Son Altesse!
[Don Andrès descend à droite.]

Reprise du Choeur
Son Altesse, à l'heure ordinaire,
Va diner. -- Nous venons la voir
Pour son repas qu'a-t-on pu faire?
Quel est le menu de ce soir?

Pendant ce choeur, Don Andrès s'assied sur la grande chaise, Panatellas lui attache sa serviette autour du cou, comme aux enfants, et les pages mettent sur la table les accessoires qu'ils ont apportés, puis tous reprennent leurs places. -- A chaque mets annoncé, Panatellas et Don Pédro le prend des mains d'un des pages et lui remet au fur et à mesure les plats qu'il retire de dessus la table.

Don Andrès
Bonjour, mesdames; bonjour, messieurs.

Panatellas [mettant une assiette sur la table, pendant que Don Pedro y met la soupière]
Le potage de Son Altesse!
[Don Pedro sert le potage.]

Don Andrès
Voilà un potage qui a bonne mine. [Riant] Après cela, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'au Pérou un potage ait une bonne mine. [A part] Eh bien! qu'est-ce, qu'ils ont?... Ils ne rient pas. J'en ai fait très souvent qui ne valaient pas celui-là... et ils se tordaient. [Il regarde autour de lui et aperçoit Tarapote. -- Haut] Ah... Tarapote!... Eh bien!... cette réponse?

Tarapote [brusquement]
Quelle réponse?

Don Andrès
De la part de la marquise du Mançanarès, pour la présentation de ce soir?...

Tarapote [du même ton]
La réponse est oui.

Don Andrès [qui portait sa cuiller à sa bouche, la remettant machinalement sur son assiette]
Voilà une façon de parler!

Panatellas [prenant l'assiette]
Enlevez le potage!

Don Andrès [vivement]
Mais je n'ai pas fini.

Panatellas
Ça ne me regarde pas, moi... je ne connais que mon devoir... Quand Votre Altesse remet sa cuiller dans son assiette, mon devoir est de faire enlever le potage... Enlevez le potage!
[Panatellas et Don Pédro remettent aux mains des pages assiette et soupière.]

Don Pedro [prenant un plat]
Et servez le faisan!
[Il met le plat sur la table.]

Don Andrès [satisfait]
Ah!... il y a du faisan!...

Tarapote [brusquement]
Oui, il y en a.

Don Andrès
Tant mieux! tant mieux! je vais me rattraper. [Le faisan a dans le bec une grande lettre. -- Don Andrès ets surpris, il regarde les courtisans, personne ne bronche; alors il prend la lettre, l'ouvre et lit bas.] «Ne me mange pas! -- Un ami.» [Il regarde encore les courtisans et dit à part:] Est-ce qu'ils oseraient?.. non!... Ils n'oseraient pas!.. mais ça ne fait rien... Enlevez le faisan!

Don Pedro [prenant le plat et le remettant au page]
Enlevez le faisan!

Don Andrès [à Panatellas]
Donnez-moi à boire, monsieur mon premier gentilhomme... [Panatellas emplit le verre du vice-roi.] et dégustez.

Panatellas [versant du vin dans un second verre]
Oui, Altesse, je vais dégustez.
[Il boit une gorgée et fait une horrible grimace.]

Don Andrès [qui l'observait]
Qu'avez vous, monsieur?

Panatellas
Rien, Altesse.

Don Andrès
Pourquoi cette grimace?

Panatellas
C'est un sourire.

Don Pedro [à Don Andrès]
Buvez... buvez donc!

Tout la Cour
Buvez... buvez donc!

Don Andrès [qui allait boire, posant son verre]
Non, je ne boirai pas!... mon dessert!...

Panatellas
A moi le dessert!... Passez-moi les pommes!...

Les Courtisans [criant et s'agitant]
Les pommes! les pommes! Passez-lui les pommes!

Don Andrès [épouvanté]
Non! non!... je ne mangerai pas de dessert!... mon café!

Tarapote
Le café de Son Altesse.
[Don Pédro reçoite des mains d'un page qui est à droite un sucrier et une tasse qu'il pose devant le vice-roi.]

Panatellas
Versez!...
[Coup sec de tam-tam. Un page de gauche verse le café.]

Don Andrès [mangeant son pain tout sec pendant qu'on lui sert le café; à part]
Ils ont quelque chose, décidément... ils ont quelque chose. [Haut, à Tarapote] Sucrez-moi, monsieur.

Tarapote [à part]
A mon tour!
[Il s'approche, prend dans le sucrier un tout petit, tout petit morceau de sucre, le montre bien au public, et le met dans la tasse de Don Andrès.]

Don Andrès
Eh bien, monsieur?

Tarapote [posant la pièce à sucre, et prenant le sucrier]
Je trouve, moi, qu'ily en a assez!

Don Andrès
Monsieur!...

Tarapote
Je trouve, moi, que lorsqu'on est sur le point de dépenser de l'argent avec les femmes, c'est bien le moins qu'on fasse des économies sur les morceaux de sucre... Il y en a assez.

Don Andrès [se levant et restant debout sur le marche-pied de sa chaise]
Ah! ah!... Voilà le grand mot lâché!... Les femmes!... et si vous me faites la vie que vous me faites depuis une demi-heure, c'est pour me décider à renvoyer celle que j'aime, n'est-ce pas?

Tous
Altesse!...

Don Andrès
Et si vous tenez à ce que je la renvoie, c'est pour me forcer à faire des économies!... Eh bien; soit, économisons, je ne demande pas mieux. [à Panatellas, Don Pédro, et Tarapote] Vous, messieurs, à partir d'aujourd'hui, vous ne recevrez plus que le tiers de vos appointements. [à la cour] Quant à vous, le fretin, qu'est-ce que vous avez par jour? -- Sept francs cinquante. -- Vous aurez quarante sous.

Tous
Altesse!... Altesse!...

Don Andrès [descendant de sa chaise]
Ah! ah!... parce que j'ai eu l'air bon enfant... vous vous êtes imaginé que j'étais devenu tout à fait jocrisse!... Je vous montrerai qu'il n'en est rien, et que je suis toujours le maître! -- [à Tarapote] Sucrez-moi, monsieur, sucrez-moi!
[Il se remet sur sa chaise.]

Tarapote [consterné et versant dans la tasse tout le couteau du sucrier, à mi-voix]
Tiens, régale-toi donc.

[Au moment où Don Andrès va prendre son café, l'huissier annonce.]
L'Huisser [du fond]
Le baron et la baronne de Tabago, marquis et marquise du Mançanarès!

Don Andrès
Qu'ils entrent!... et gare à celle qui les regardera de travers!
[Entrent alors par le fond à droite la Périchole et Piquillo, ayant leurs guitares en main. -- L'orchestre joue le même motif qu'à leur entrée du premier acte. -- Stupéfaction générale.]

Scène XV

Les mêmes, la Périchole, Piquillo.

Piquillo [à Don Andrès]
Vous permettez?...

Don Andrès [surpris]
Qu'estce que c'est que ça?

Piquillo [bas à la Périchole]
Eh bien! la Périchole, j'espère que voilà un public... et que nous allons nous distinguer.

La Périchole
As pas peur, Piquillo, as pas peur. -- Mais faut-il que je t'aime pour renoncer à tout ça? [Elle tire de sa poche les diamants qu'elle portait à la présentation.]

Piquillo
C'est vrai... y es-tu?

La Périchole
J'y suis.

Piquillo [faisant l'annonce]
«Le chanteur et la chanteuse, ou le Triomphe de l'Amour...»

La Périchole [de même]
«Guitare en deux couplets.»

SEGUIDILLE


Piquillo
Un roi se promenant trouva certaine femme,
Dont le minois lui plut. -- «Allons, venez, madame...

La Périchole
«Venez dans mon palais, vous y serez la reine,
Ou, s'il s'en faut un peu, se s'en faudra qu'à peine.

Piquillo
«Vous aurez des bijoux, des richesses immenses;
Mais prenez un mari... sauvons les apparences!

La Périchole
«Un mari, quel qu'il soit, c'est chose nécessaire...
Vite, qu'on en trouve un, et d'humeur débonnaire!

Piquillo
«En avant vite, vite!
Ma mule, va grand train!

La Périchole
«Partons d'ici bien vite,
Partons d'ici grand train.

Piquillo
«Sur cet air-là, petite,
On fait vite son chemin.

La Périchole
«Sur cet air-là, petite,
On fait vite son chemin,

Ensemble
Hop là! hop là!
Sur cet air-là, petite, etc.»

Piquillo
Le mari qu'on trouva fut, voilà, l'incroyable,
Celui qu'elle adorait, un chanteur, homme aimable!

La Périchole
On les mène au palais. -- Cris, fureur et querelle!
L'amour, après cela, les reprit de plus belle.

Piquillo
Aimez-vous nos chansons? -- Vous viendrez les entendre,
Sire, et, quant à votre or, nous allons vous le rendre.
[Il rend à Don Andrès la bourse qu'il a reçue, au premier acte, pour se marier, et la Périchole rend les diamants.]

La Périchole
Ce fut par ce beau trait qu'on termina la fête...
On rendit tout. -- La cour en resta stupéfaite
[Ebahissement général]

Piquillo
En avant vite, vite!
Ma mule, va grand train!

La Périchole
Partons d'ici bien vite,
Partons d'ici grand train.

Piquillo
Sur cet air-là, petite,
On fait vite son chemin.

La Périchole
Sur cet air-là, petite,
On fait vite son chemin.

Ensemble
Hop là! hop là!
Sur cet air-là, petite, etc.

La Périchole [bas à Piquillo]
Et maintenant, laisse-moi faire la quête, et laisse-moi la faire comme je l'entends. [Faisant le tour, en commençant par la droite. -- Haut] Allons, messieurs, mesdames, encouragez les petits chanteurs! [Tout le monde lui donne.]

Don Andrès [l'appelant]
Par ici, La Périchole, par ici!

La Périchole [s'approchant de lui]
Altesse?

Don Andrès
Don Andrès de Ribeira n'a pas pour habitude de reprendre ce qu'il a donné. [Il lui rend la bourse et les bijoux.] gardez tout!... Votre conduite me cause tant d'admiration que, si je ne me retenais pas, je pleurerais comme une bête.

La Périchole [retournant près de Piquillo]
Eh bien! tu vois quand c'est moi qui fais la quête!
[Elle lui montre la bourse et les diamants.]

Piquillo
Nous voilà riches! -- et note encore... note que nous voilà mariés, sans qu'il nous en coûte rien.

La Périchole
C'est vrai, ma foi!

Piquillo
O mon amante!

La Périchole
O mon amant! [Don Andrès descend de sa chaise et vient à la droite de la Périchole. -- Les quatre demoiselles d'honneur descendent à l'avant scène.]

Piquillo [sur le motif du premier acte: Il grandira, car il est Espagnol!]
Tous deux, au temps de peine et de misère,
Dans bien des cours avons chanté souvent.

La Périchole
Nous vous dirons, avec franchise entière,
Que c'est ici qu'on fait le plus d'argent.

Piquillo
Nous vous quittons... Ainsi que l'hirondelle,
Vers d'autres cieux nous prenons notre vol.

La Périchole
Mais en partant, reprenons de plus belle,
Il grandira, car il est Espagnol!

Ensemble
Il grandira, car il est Espagnol!

Choeur general
Il grandira, car il est Espagnol!



Main pages: [ Libretto | Opera | Composer | OperaGlass]

Monday, 08-Dec-2003 21:50:09 PST